FERRUA, Pietro. Hommage à des artistes anarchistes

Kaleïdographie

albumSIGNAC, Paul (1863-1935). PeintreFERRUA, Pietro (Piero) Michele Stefano (1930 - ....)LU, XunMALEVICH, Kasimir S. (Kiev, 1879- Leningrad, 1935)document original spécialement rédigé pour le site "Recherche sur l’anarchisme"
Hommage à Lucien Fontana Hommage à Kasimir Malevitch Remembrance of Maximilien Luce
Souvenir of Charles Henry Thinking of Paul Signac

À la découverte de la kaleïdographie
En 1984 l’ami Maurice Lemaître, artiste et intellectuel parisien bien connu et représentant éminent du mouvement lettriste, me proposa de réaliser un film d’avant-garde en vue d’un programme qu’il allait coordonner pour la Cinémathèque Française. Son invitation ne prévoyait que deux restrictions :
1) Il devait être prêt avant la fin de l’année pour pouvoir être projeté avec d’autres éventuelles créations d’avant-garde, par lui ou par d’autres auteurs ;
2) Il devait avoir comme sujet la condition des femmes dans le monde.
Lemaître était conscient de mon manque d’expérience dans le domaine de la prise de vues aussi bien que de la réalisation tout court. Il savait cependant que j’avais vu, analysé et commenté suffisamment d’œuvres cinématographiques lettristes dans mes essais d’exégèse et me suggéra de présenter une séance sans pellicule. En l’animant devant un écran vide. Il s’agissait là d’une trouvaille qu’il avait improvisée à plusieurs reprises et qui m’avait beaucoup amusé. Par exemple, dans ``A projeter dans le ciel, la nuit (un hommage à Dominique Noguez , fin connaisseur des mouvements d’avant-garde cinématographique ) l’opérateur, après quelques minutes de projection muette réserve une surprise aux spectateurs - qui commencent à s’inquiéter et à murmurer – et prépare l’intervention du metteur-en-scène assis de manière anonyme au milieu du public, qui soudainement se lève, pointe un endroit quelconque sur l’écran et émet complu la phrase paradoxale : « Oh ! le beau grain de poussière ! »
Un éclat de rire brise la tension accumulée et on omet de s’indigner pour cette supercherie innocente, sur laquelle on peut même broder un discours métaphysique.
L’art contient aussi des éléments ludiques, mais quelque génial que soit l’effet obtenu il n’est pas donné à n’importe qui de rivaliser avec Duchamp ou Lemaître.
Je décidai donc de ne pas suivre le conseil de ce dernier et surtout de ne pas essayer de l’imiter et m’apprêtait à le surprendre avec un « vrai » film, conventionnellement fait avec de la pellicule. J’acquis un appareil de prises de vue très rudimentaire, en super 8 sonore et commençai à interviewer et enregistrer toutes les femmes parmi mes connaissances qui pouvaient s’exprimer en un français correct ou tant soit peu approximatif. A Portland il n’y avait aucun laboratoire pouvant développer des bobines Hectachrome de trois minutes. Il fallait donc attendre une semaine avant de pouvoir voir les rushes. Les résultats furent en général décevants : des chutes de son, des défauts d’éclairage, un français parfois élégant et par moment baragouiné, bref, un désastre.
À quoi s’attendre d’autre d’un petit groupe d’amis se consacrant tout à coup à un métier où personne n’était maître ? En outre le délai consenti s’épuisait et il était désormais évident que le film n’eût jamais été prêt pour début janvier 1985.
À la date prévue j’arrivai à Paris les mains vides même si dans mes bagages il y avait pas mal de bobines, celles de Portland et d’autres que j’avais tournées tout seul en Malésie, au Japon et Hong Kong où je m’étais rendu pendant les mois précédents. Une de mes valises avait été défoncée et quelques objets s’étaient égarés . Deux tiers des bobines asiatiques furent à jamais perdues et ne resta que celle de Tokyo.
J’étais en Europe en mission culturelle et y restai sept mois pendant lesquels je dus m’occuper d’une trentaine d’étudiants américains et organiser pour eux des cours, des conférences, des excursions, des visites de musées, etc… Quand, quatre mois après, ma tâche fut accomplie et les jeunes rentrèrent dans leur pays, je repris en main le projet cinématographique. Je tournai encore quelques bobines, soit à Falicon, soit à San Remo. Le moment du montage arriva et avec mon ami Giulio Costa (peintre, mais aussi réalisateur de courts-métrages) aidé par Moreno Marchi, essayiste et artiste lui-même, on établit un bilan : on disposait de plusieurs heures de matériel filmé et il fallait le réduire à vingt minutes. Moreno, toujours plein d’idées, suggéra un montage dynamique et fragmentaire plutôt qu’une série ennuyeuse d’entrevues . On l’écouta ; il restait toutefois le problème de la transition d’un personnage à l’autre. On devait créer des…paravents.
C’est ici, qu’enfin, une sorte d’épiphanie eut lieu dans mon esprit, sauf qu’au lieu d’être propulsé vers le haut, je fus transporté vers le passé. Trente ans auparavant j’avais été foudroyé par une exposition d’art intitulée Kunst und NaturForm qui eut lieu au Musée d’Art de Bâle. Elle consistait en une comparaison entre des œuvres informelles d’artistes connus et des formes très semblables empruntées à la science et à la technologie. Pour donner un exemple : des cristaux de vitamine C photographiés en lumière polarisée, très semblables à un tableau de Mark Tobey. Ces microformes n’étaient pas visibles à l’œil nu avant la découverte du microscope électronique. La ressemblance était frappante et leur étrangeté dérivait du fait qu’on ne pouvait pas s’inspirer de formes existantes et visibles mais qu’on les avait « imaginées ». Le but de l’exposition de Bâle était justement celui de prouver que l’artiste est un « prophète » qui devance son époque.
Une décennie s’écoula et je m’intéressais beaucoup aux expériences de l’israëlien Paul Konrad Hoenich (il y eut même échange de lettres) avec la lumière, tout particulièrement avec les rayons solaires, que j’avais découvert en 1966 grâce à la revue Ariel.
Quand je commençai mes propres expériences, à Nice en 1985, j’en parlai à Moreno Marchi qui mentionna la « micrographie »comme source possible de mon inspiration. Je lui répondis qu’en effet la micrographie avait connu un regain d’activité grâce aux mouvements d’avant-garde contemporains, tels que le Lettrisme et l’INI, mais qu’il s’agissait d’une technique artistique vieille au moins autant que l’hébreu, étant donné qu’elle était basée sur des combinaisons de lettres de l’alphabet de la langue hébraïque, allongées, élargies, tordues. Isou et Bertozzi, Lemaître et Merante avaient à leur tour tour enrichi cet arsenal de signes y ajoutant ceux des hiéroglyphes égyptiens, des arabesques et tant d’autres alphabets , du sanscrit au cyrillique les embellissant avec des couleurs.
Les Américains, avec à leur tête Leon Harmon, ont de leur côté abandonné la lettre comme élément décoratif et développé plutôt les techniques photographiques, créant le système de la photomosaïque perfectionné ensuite par Robert Silvers avec le portrait très connu qu’il fit de Marilyn Monroe en « metapixels » développant ensuite un logiciel pour appliquer les théories de Hamon. Grâce à ce programme, quiconque peut créer ses « photomosaïques ». Comme conséquence de cette évolution on est arrivés aux « stéréogrammes » définis comme une réalité visuelle obtenue sans l’aide de l’ordinateur.
Toutes ces découvertes me fascinaient mais ne me satisfaisaient pas totalement. Si aux lettres je préférais les formes , néanmoins leur fixité était, à mon avis, synonyme de monotonie, alors que mon ambition était de créer des effets changeants et dynamiques.
Lumière, couleurs, formes abstraites, oui, mais aussi mouvement continu et des formes « permutationnelles » qui fussent quasiment illimitées.
Je me servis alors d’un kaleïdoscope contenant des fragment de pierres multicolores de diverses dimensions. Je le plaçai devant l’objectif en roulant tour à tour dans les deux sens. J’appliquai à la lentille des filtres en couleur pour introduire un autre élément de variété. J’inaugurai d’autres modalités pour créer des formes pléochroïques abstraites qui pussent évoquer des tableaux sans toutefois utiliser ni toile, ni acrylique, ni vernis. Je mis devant la lentille tout ce que je pus trouver dans un appartement loué meublé : échantillons d’étoffes , vieilles cravates, fils colorés, papier de tapisserie, coupures de papiers multicolores, toutes sortes d’objets qui me tombaient sous la main.. Je coupai et collai. Mes collaborateurs italiens approuvèrent le résultat et nous insérâmes ces fragments dans le film.
En 1986 je dus reprendre l’enseignement pendant une année avant d’entrer en régime de pré-retraite. Pour des raisons universitaires je me vis contraint à « allonger » la version du film que nous avions réduite à 20 minutes. Il m’en fallait maintenant environ 45, c’est-à-dire la durée réelle d’un cours, pour pouvoir occuper le temps d’une absence du professeur sans laisser les élèves inactifs. Je fus alors obligé de tourner de nouvelles scènes . La première fut une entrevue avec Kieu Oanh Nguyen (étudiante vietnamienne fort intelligente, qui avait été ma secrétaire et qui dès lors est devenue une grande amie). Suivirent Teresa Tamiyasu (artiste nippo-américaine et technicienne professionnelle pour plusieurs films de Gus van Sant,( entre autres réalisateurs) , Franco Albi (un ami calabrais, décédé depuis, dans le rôle d’un bien sceptique don Juan retraité). Teresa Tamiyasu devint la nouvelle monteuse et la dernière version du film arriva à 42 minutes, à peu près ce qu’il fallait.
Entretemps, mon fidèle et généreux ami Maurice Lemaître, obtint pour moi du Centre de Créativité de Paris, le financement pour la post-production du film que je confiai donc à un laboratoire d’Hollywood, censé en fournir trois copies à distribuer de la manière suivante : une à la Library of Congress à Washington pour les droits d’auteur, une pour Lemaître (ou la distribution en France) et l’autre pour moi.
Mais j’étais encore bien loin d’avoir résolu toutes les difficultés dont la première survint dès le début, de la part du Laboratoire Newsfilm, qui me demanda de refaire le générique, parce que les premières images avaient été ruinées au moment où on enfilait la pellicule dans la machine copieuse. On perdit encore un peu de temps, mais avec l’aide de Paul Lambert , la question fut réglée dans les délais requis. Les trois copies arrivèrent du laboratoire californien juste à temps avant mon départ pour la France (été 1986). Maurice Lemaître eut la gentillesse de venir m’attendre à l’aéroport d’Orly où je transitais avant de repartir vers Nice. Je lui remis la copie et il m’annonça la bonne nouvelle : il avait déjà établi un contrat de distribution du film « Propos contemporains sur la femme décousue » avec Light Cone.
À Nice, je chargeai un laboratoire de convertir ma copie Super 8 en VHS dans les deux formats européens (PAL et SECAM). Mais le technicien fit l’amère découverte des défauts sonores qui en déconseillaient une projection publique. Je ne pouvais qu’en déduire que ni Michel Bizot ni Maurice Lemaître n’avaient visionné la copie avant de l’ajouter au catalogue de Light Cone. Moi, de bonne foi, j’avais déjà signé le contrat de distribution , hélas ! Heureusement pour moi, le projections en Super 8 n’étaient plus de mise et personne n’aurait loué ce film, par ailleurs portant un titre ambigu et loufoque.
Toutefois, pour éviter une piètre figure, je devais découvrir lequel des laboratoires était fautif. Dès que je rentrai à Portland, je fis transférer le film Super 8 VHS de PAL-SECAM à NTSC. Le laboratoire de Nice avait raison : la copie américaine était aussi défectueuse que les deux du système français.Le laboratoire d’Hollywood était donc responsable mais, comme il avait fermé boutique, je ne pouvais pas porter plainte.
Maurice Lemaître vint encore une fois à mon secours et me suggéra de restaurer la copie originale et financer l’opération en essayant de vendre le matériel dont il avait fait don à Avant-Garde Publishers and Producers, la maison d’édition qu’il avait fondée à Portland en 1976.
Le temps passa mais un beau jour un vieil ami, Gary Lacher, qui travaillait pour une chaîne de télévision avait pris sa retraite et ouvert un laboratoire de restauration cinématographique. Il s’appliqua à améliorer l’état du film et le transféra en DVD. Le résultat ne pouvait être parfait ( et nous le savions d’avance) mais était quand même satisfaisant.
En revoyant mon film après tant d’années je m’aperçus que l’aspect le plus original consistait en ce que je désigne aujourd’hui comme des « kaleïdographies ». Avec l’aide d’Andrew Weymouth, que m’avait présenté Lex Loeb, j’en tirai environ 150 images séparées, pas toutes extraordinaires , mais certaines d’entre elles assez belles pour pouvoir être agrandies, encadrées et accrochées comme photos d’art ou reproduites dans une série de cartes postales ou encore réunies dans un album.
Ce qui me plaît, outre l’impact esthétique, est le fait que les filtres , les matières premières ayant servi de base aux images se sont perdues et qu’il ne reste que la trace de la pellicule imprimée. Cela transforme ces « kaleïdographies » en objets « irréels » pour ainsi dire.
Leur donner un titre a été un défi. Le regard d’autrui aura le mot de la fin.
Pietro Ferrua