PEREIRA, Irène. "Bakounine et la critique du théologico-politique"

Extraits présentés de trois conférences aux ouvriers du Val de Saint-Imier (Mai 1871)

BAKUNIN, Mihail Aleksandrovič (1814-1876)État et étatismereligion et spiritualité (en général)PEREIRA, Irène (1975 - )

La première des trois conférences prononcées par Bakounine fait apparaître clairement le lien qui existe entre l’histoire de la religion chrétienne en Europe et l’émergence de l’Etat moderne bureaucratique. Carl Schmitt a ainsi souligné comment Bakounine et Proudhon ont perçu la dimension de théologie politique qui est présente dans l’Etat moderne bureaucratique.

Première conférence

Tout comme Max Weber, Bakounine accorde un rôle tout à fait spécifique dans l’émergence de l’Etat bureaucratique et du capitalisme à la Réforme protestante. La Réforme va rendre possible le fait que le monarque exerce directement la fonction de représentation du divin sur terre, sans passer par le pouvoir temporel et spirituel du Pape. De même, la Réforme joue un rôle dans l’émergence progressive de la bourgeoisie comme classe dominante.
La logique qui est à l’oeuvre dans l’émergence de l’Etat moderne bureaucratique et du capitalisme est présente dans le protestantisme.
Cela ne veut pas dire que Bakounine nie l’analyse matérialiste de Marx sur les conditions de possibilité du capitalisme avec l’accumulation primitive du capital. Il s’agit sans doute d’avantage de penser une articulation, comme le fait Proudhon, dans l’analyse des faits sociaux, entre les rapports de force et les épreuves de légitimité :

“Deux faits historiques, deux révolutions mémorables avaient constitué ce que nous appelons le monde moderne, le monde de la civilisation bourgeoise. L’une, connue sous le nom de Réformation, au commencement du seizième siècle, avait brisé la clef de voûte de l’édifice féodal, la toute-puissance de l’Église ; en détruisant cette puissance, elle prépara la ruine du pouvoir indépendant et quasi absolu des seigneurs féodaux, qui, bénis et protégés par l’Église, comme les rois et souvent même contre les rois, faisaient procéder leurs droits directement de la grâce divine ; et par là même elle donna un essor nouveau à l’émancipation de la classe bourgeoise, lentement préparée, à son tour, pendant les deux siècles qui avaient précédé cette révolution religieuse, par le développement successif des libertés communales, et par celui du commerce et de l’industrie qui en avait été en même temps la condition et la conséquence nécessaire.”
“De cette révolution sortit une nouvelle puissance, non encore celle de la bourgeoisie, mais celle de l’État, monarchique, constitutionnel et aristocratique en Angleterre, monarchique, absolu, nobiliaire, militaire et bureaucratique sur tout le continent de l’Europe, moins deux petites républiques, la Suisse et les Pays-Bas.”

Bakounine décrit comment se constitue la théologie politique de l’Etat. A travers la théorie de la monarchie de droit divin, le pouvoir politique étatique acquiert l’attribut de l’absolu, réservé initialement à Dieu. De ce fait, il s’opère alors un renversement du rapport de force entre pouvoir politique et pouvoir religieux.