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Chapitre III : Les romans des anarchistes
La forme du roman, et en particulier le roman réaliste, semble être la forme idoine pour exposer des doctrines politiques. Pierre Masson a montré que la période 1871-1914 a vu la publication d’œuvres qui tentaient de propager des opinions politiques à travers des fictions romanesques, ce genre s’imposant « comme le terrain idéal où exercer un principe d’autorité » [1]. Mais il y voit également une période où « bouge » le roman à thèse, où l’écrivain était peut-être plus libre que par la suite de choisir ses techniques, moins influencé par des idéologies constituées.
On parle également beaucoup, à la fin du dix-neuvième siècle, de « roman social ». Entendu au sens large, l’expression désigne toute littérature romanesque porteuse d’une vision critique sur les relations sociales. Dans un ouvrage récent, Sophie Béroud et Tania Régin proposent une autre définition plus restreinte, qui engloberait toutes les œuvres qui
« relèvent toutes d’une littérature engagée du côté du monde ouvrier, qu’elles se soient contentées de restituer les conditions de travail et de vie du prolétariat, dans ses multiples composantes, ou qu’elles aient assumé plus ouvertement une fonction de dénonciation, de connaissance et de formation » [2].
Voici comment les deux critiques présentent Le Roman social… :
« En retenant le syntagme "roman social", nous avons souhaité traiter d’une littérature qui ne véhicule pas l’idéologie dominante du capitalisme, mais, au contraire, qui parvient à la stigmatiser lorsqu’elle l’expose ou à faire prévaloir une autre vision du monde » [3].
Ces problématiques sont très présentes dans les revues de l’époque : avec un peu de recul, c’est vers 1900 que l’on tente de constituer une catégorie appelée « roman social ». La Revue des deux mondes consacre un numéro à « La renaissance du roman social » le 15 août 1904. La définition émise par Poinsot et Normandy est reprise, l’année suivante, dans un volume. Les deux critiques observent que le genre a connu une vogue considérable entre 1820 et 1900, citent Léon Blum (répondant à une enquête ouverte par M. Montfort dans la revue Les Marges, en juillet et octobre 1904) et sa définition du roman social comme roman « qui peint des tableaux sociaux » :
« Et nous ajouterons : le roman social est celui qui, abandonnant les sentiers battus de la psychologie d’une minorité d’oisifs, dirige son observation sur la majorité, c’est-à-dire sur la foule des travailleurs de toutes catégories, (travailleurs intellectuels ou manuels) et qui, s’il étudie spécialement des types, considère ses héros individuels dans leurs rapports avec les milieux sociaux qu’ils traversent. Nous verrons plus loin que cette littérature utile porte en elle sa valeur d’art aussi bien que toute autre littérature » [4].
Charles Brun, dans son étude de 1910 sur Le Roman social en France…, note que le roman est, avec le théâtre, « le genre qui permet le plus de prise sur le lecteur » [5]. Il relève aussitôt l’abondance des « romans à thèse » depuis les années de l’affaire Dreyfus, qu’il interprète comme la marque du caractère troublé de l’époque. Voici comment il définit les caractéristiques du roman à thèse :
« De telles intentions, annoncées explicitement, soit dans la préface de l’ouvrage, soit à l’aide des moyens que l’ingénieuse publicité moderne et notre désir d’information multiplient chaque jour (prières d’insérer, indiscrétions, interviews, etc.), soit enfin dans le texte même, constituent ce que l’on pourrait appeler un caractère extérieur du roman à thèse. Il en est un autre, aussi commode à observer : et c’est ou bien la constante intervention de l’auteur, rompant avec l’intrigue pour s’épandre en dissertations (les romantiques ont abusé de ce procédé), ou bien l’introduction dans le roman d’un personnage proche parent du "raisonneur " de la comédie classique, et porte-parole plus ou moins déguisé de l’écrivain » [6].
Selon lui, la thèse, dans le roman contemporain, « a quelque chose de plus agressif et de plus direct » [7].
Le roman anarchiste peut être un roman social, mais les deux appellations ne se recouvrent pas. Alors que le roman social a pour héros une collectivité, ou du moins un personnage représentatif d’une collectivité, les romans écrits par les anarchistes sont souvent des romans de l’individu, des marginaux.
Qu’ont de commun les différents romans écrits par des anarchistes, écrivains ou militants ? Ce sont d’abord des romans de dénonciation, qui proposent de manière plus ou moins explicite une critique de l’ordre établi. Ils entretiennent un lien étroit avec leur époque. Beaucoup tentent d’établir un rapport particulier avec le lecteur, rapport qui ne soit pas fondé sur l’autorité. La particularité de ces auteurs est que tous accordent une grande importance aux mots, au langage, à la rhétorique qui peut-être aussi autoritaire. Ainsi le choix roman est-il une façon de mettre en œuvre un langage qui ne soit pas autoritaire, mais porteur de liberté.
Je commencerai par un classement thématique : qu’ils traitent de l’individu, du paria ou de la collectivité, de nombreux romans mettent en scène des combats, des luttes, des révoltes. Je m’attarderai ensuite sur le genre assez goûté des anarchistes du roman à clef, ou du roman historique. Mais la production de ces écrivains ne se cantonne pas au genre réaliste : il existe de nombreux romans allégoriques ou symbolistes écrits par des anarchistes.
Caroline GRANIER
"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.
[1] Pierre MASSON, Le Disciple et l’insurgé…, 1987, p. 8.
[2] Le Roman social…, 2002, p. 11.
[3] Ibidem.
[4] POINSOT et NORMANDY, Le Roman et la vie… , 1905, p. 6.
[5] Charles BRUN, Le Roman social en France…[1910], 1973, p. 47.
[6] Idem, p. 58.
[7] Ibidem.