Les romans de formation et d’émancipation : L’individu contre la société
Dans un sens très ibsénien, les anarchistes mettent l’individu au centre de leur système. Il s’agit avant tout d’être soi-même, selon les mots de Peer Gynt :
« L’homme, qu’est-ce qu’il doit être, en somme ?lui-même ; c’est ma brève réponse » [1].
Les romans anarchistes ne sont en aucun cas des romans du pouvoir, de la conquête, sinon de la conquête de soi-même.
« On a dit, ou bien il est écrit,quelque part, je ne sais plus bien où,que si l’on gagne la terre entière,mais se perd soi-même, le gain n’estqu’un front fêlé d’une couronne » [2].
C’est pourquoi les romans de formation anarchiste sont nombreux.
A. L’individu contre la société
L’enfant acquiert une grande place dans la production romanesque du dix-neuvième siècle. Dans les années 1880-1900, nombreux sont les écrivains à dénoncer les vices du système éducatif français. Dans son roman intitulé Le P’tit, Jean Ajalbert trace un tableau de la jeunesse de son époque : l’éducation classique, surannée, ne permet pas à l’enfant de s’épanouir intellectuellement, et le régime de l’internat est pareillement nocif d’un point de vue physique.
Chez Georges Darien et Octave Mirbeau [3], une attention toute particulière est portée aux personnages d’enfants que l’on éduque. Très influencés par Stirner (« Les Faux principes de notre éducation » [4]) ou par Kropotkine, qui fait une critique similaire de l’hypocrisie de l’éducation dans La Conquête du pain, les deux auteurs mettent en scène la destruction de la personnalité par l’éducation.
En 1888, Mirbeau commence ce qu’il appelle, dans une lettre à Monet, « le roman d’un enfant » [5]. Ce sera Sébastien Roch (1890), récit de l’éducation du héros - Sébastien - par des pères Jésuites dans un collège de Vannes. L’un d’entre eux, le père Kern, viole l’enfant - vite renvoyé du collège, qui vit ensuite un premier amour avant de partir à la guerre. Le roman est écrit entièrement à la troisième personne, sauf une partie qui est la transcription du journal de Sébastien (chapitre II du livre II). Le journal, qui comporte 11 entrées, sera abandonné, traduisant en quelque sorte l’échec du personnage à se constituer en individu autonome, à dire « je ». L’éducation est ici décrite comme une dé-formation, comme le premier abus de pouvoir exercé par la société sur l’enfant. D’autres écrivains anarchistes mettent l’accent sur ce que pourrait être une éducation libertaire. Le but de ces romans est double : mettre en évidence l’oppression que la société fait subir à l’enfant, et montrer la voie de l’affranchissement. Le schéma qui marque les étapes de l’accession au monde adulte peut ainsi se résumer :
– l’échec d’une première éducation « institutionnelle » ;
– la révolte ;
– l’opposition à la famille [6] ;
– l’achèvement de la formation avec l’aide d’un ami « accompagnateur ».
C’est ce schéma que l’on retrouve dans Biribi ou Bas les Cœurs ! de Georges Darien, dans L’Abbé Jules d’Octave Mirbeau.
Mais la formation ne s’arrête pas avec l’éducation donnée par l’école : la société est telle que les individus, le plus souvent, ne peuvent se réaliser pleinement. L’autorité, qu’elle vienne de la famille, de l’école, de l’armée, ou du monde salarial, est vue comme une source d’aliénation, comme le mal absolu. À travers le genre extrêmement banal du roman de mœurs militaires (qui va être mis à la mode par Lucien Descaves, Henry Fèvre, Georges Darien, etc. [7]), c’est l’autorité qui est le sujet principal du roman de Jean Grave, La Grande famille.
La Grande famille de Jean Grave : les méfaits de l’autorité sur l’individu
La Grande famille [8] met en scène l’autorité à l’état brut(e). Ce livre, fortement inspiré de la propre expérience de Jean Grave durant son service militaire, a été écrit à Sainte-Pélagie en 1891. Le titre devait être, originellement : Sous l’uniforme, Stock ayant été obligé de le modifier à la dernière minute s’apercevant qu’il était déjà pris [9].
La Grande famille retrace l’histoire de Caragut, fils d’un artisan parisien, qui, après avoir tiré un mauvais numéro, doit servir cinq ans dans l’armée (il est envoyé dans la caserne du 2ème régiment d’infanterie, en Bretagne). C’est un tempérament révolté, différent de ses camarades : il a d’ailleurs assisté à la Commune de Paris. Un retour en arrière nous renseigne sur la vie qu’il a menée avant d’être soldat : ayant dû travailler très jeune, il a vu mourir sa mère et sa sœur atteintes de phtisie.
La narration est menée sans aucun artifice : le narrateur, Caragut, décrit la vie militaire, avec ses monotonies, ses trivialités, et quelques incidents notoires : les exercices militaires, les corvées, les nuits de garde, les revues (la visite du « grand Manitou, alias le général)... Le roman commence le jour de l’enrégimentement de Caragut, décrit ses lassitudes, ses brefs espoirs et ses révoltes de plus en plus profondes. À plusieurs reprises, Caragut tente de faire partager ses indignations à des camarades, mais ceux-ci ne l’écoutent pas, attendant patiemment, avec résignation, la délivrance. Cette histoire sert évidemment de support à Jean Grave pour transmettre aux lecteurs sa vision de la société et sa haine de l’autorité.
Les manifestations d’autorité exercées par les supérieurs apparaissent totalement gratuites, comme par exemple une marche forcée sous la pluie qui fait des centaines de malades et de morts, ou les exercices de gymnastique qui ne sont rien d’autre qu’un spectacle divertissant pour les supérieurs. Les détenteurs de l’autorité sont dépeints sous de telles couleurs que leur pouvoir semble absolument injustifié. Le portrait d’un sergent suffit à la démonstration, se terminant par la révélation de son nom, particulièrement évocateur :
« Le sergent qui se démène ainsi, engueulant les hommes placés sous ses ordres, est un petit freluquet, à figure presque imberbe, aux cheveux pommadés, avec raie au milieu de la tête, le faux col dissimulé sous la cravate d’ordonnance, portant manchettes et képi de fantaisie, esquissant des effets de torse ; il se nomme Bouzillon » [10].
Rien ne vient justifier l’asservissement de quelques-uns par une poignée d’autres, aucune nécessité ne force les soldats à obéir. Mais Jean Grave montre bien que le système hiérarchique est un engrenage : les officiers eux-mêmes, espérant de l’avancement, rampent devant leurs supérieurs. L’armée ne repose que sur la force, et ne se maintient que grâce aux préjugés. Tout n’y est qu’apparence [11]. On n’y trouve aucune qualité morale, et même ce qu’on nomme vice dans la vie civile y est accepté, exalté : lorsqu’ils sont en sortie, les soldats pillent les bistrots pendant les haltes, car ils méprisent les paysans. La fraternité est inconnue (chacun pour soi, les riches se groupent entre eux). L’auteur insiste surtout sur la disproportion entre les fautes et les punitions encourues : ainsi un soldat breton, Quervan, dont la conduite était irréprochable et qui avait presque fini son temps, parce qu’il est rentré saoul un soir, sera condamné à dix ans de prison. Juste après cet incident, les lecteurs assistent à une scène particulièrement obscène et cruelle : des troupiers, avec la complicité de quelques supérieurs, violent à tour de rôle une femme ramassée dans la rue, avant de la dépouiller de son argent et de la rejeter sur le trottoir (« Les troupiers jubilaient de béatitude. Ils n’auraient pas donné leur nuit pour un empire. Jamais on n’avait tant rigolé » [12]).
Bien sûr, Jean Grave ne s’arrête pas à la critique de l’armée, mais entame le procès de la guerre. À quoi sert la guerre ? À faire valoir les officiers, à leur faire obtenir de l’avancement, selon les mots de ces derniers. Les soldats sont pour eux des pions, qui, comme dans un jeu d’échec, doivent être sacrifiés. L’armée conditionne les soldats à la guerre, ils s’y entraînent : « Les soldats marchaient au hasard du commandement, sans comprendre la cause déterminante des mouvements. Les officiers faisaient joujou » [13]. Les soldats s’échauffent, se prennent au jeu, et sont prêts à s’égorger sans savoir pourquoi. Bilan : deux morts. Et pourquoi faire la guerre ? « Qu’est-ce que ça peut bien me faire à moi d’être gouverné par des Français ou des Prussiens, si je dois être continuellement exploité [...] ? » [14]
Rien de bon ne peut venir de l’autorité, elle est contre-nature, elle empêche le développement de l’individu. Lorsque pour la première fois, Caragut se retrouve loin de son père (figure de l’autorité avant l’armée), on lit : « Les quelques semaines de liberté qu’il venait de passer avaient suffi pour lui vivifier le sang, atténuer son aspect souffreteux. Rien que de ne plus entendre personne crier après lui, sa taille s’était redressée » [15]. L’autorité est comme la bêtise, elle avilit. Le pire n’est pas tant de voir des hommes abuser de leur pouvoir, que d’autres renoncer à leur liberté. Caragut est révolté devant l’« abdication de leur volonté » [16]. « Ainsi, pour empêcher les individus de réfléchir, il faut les abrutir, et l’armée est admirablement organisée pour cela » [17] : c’est la fonction des histoires graveleuses que l’on se transmet dans toutes les casernes. La vie militaire brise les forces des hommes, les marque d’une façon indélébile. L’armée les a rendus serviles, serviles ils resteront en réintégrant la vie civile : Caragut, observant la sortie des travailleurs du port, croit voir des prisonniers, respectant le patron à qui ils se vendent comme le soldat respecte le supérieur qui lui vole sa jeunesse. Tous les moments de la vie en société seront marqués par le passage au régiment : « Qui sait si ce n’est pas parce que tout le monde passe au régiment que l’on accepte bénévolement les filouteries du parlementarisme, que l’on admet couramment des vilenies qui semblaient autrefois révoltantes, et que l’État et la police empiètent tous les jours sur la liberté individuelle ? » [18] Contrairement à d’autres auteurs dénonçant le système militaire, Jean Grave n’en reste pas là et montre bien qu’il n’est qu’un reflet du système social dans son ensemble.
Il suffirait pourtant de pas grand chose pour que les soldats se révoltent. Le pouvoir des supérieurs ne tient qu’à un fil - tissé par la peur et la timidité : lorsque Caragut, insulté par un lieutenant, le regarde haineusement en serrant son fusil, le supérieur sent un instant son pouvoir en danger : « [...] Losteau s’arrêta comme frappé de stupeur, son poing retomba sans frapper, l’insulte commencée resta dans le gosier sans s’achever » [19].
Avec le passage à la première personne du pluriel, qui peut englober également le lecteur, les responsabilités sont posées : « [...] nous sommes là des milliers d’andouilles qui, par notre crainte du pouvoir fictif qu’octroient ces symboles, nous fournissons la force effective qui nous asservit. C’est parce que nous sommes assez lâches pour obéir que subsiste cette autorité » [20]. Ce sont les hommes eux-mêmes qui se chargent de reproduire les mécanismes de domination : « La loi et la peur du gendarme suffisent pour faire de nous d’autres gendarmes, sauvegardes de la loi » [21]. Dans la guerre, Caragut est conscient du rôle du hasard : cela prouve aussi que les armées permanentes ne tiendraient pas devant une révolution sérieuse menée par des hommes convaincus. Finalement, les hommes n’ont que le traitement qu’ils méritent...
Cependant, ce n’est pas Caragut qui va changer l’armée, mais c’est bien l’armée qui va le changer. Au début du roman, Caragut est « totalement étranger à ce qui se [passe] autour de lui » [22], mais déjà il craint de ne pas sortir indemne de la vie militaire. Le port de l’uniforme modèle l’individu (d’où le premier titre choisi par Grave) : « l’uniforme a pour propriété immédiate de transformer ceux qui l’endossent, en ennemis de la classe dont ils sont sortis : tunique de Nessus qui s’attache à la peau, infectant de son virus celui qui la revêt » [23]. On entend ici des échos de Lorenzaccio, mais ici, contrairement à ce qui se passe chez Alfred de Musset, ce n’est pas « le mal » qui est dénoncé, mais l’autorité [24]. Comme l’a découvert Louise Michel en partant pour la Nouvelle-Calédonie : le pouvoir corrompt. De plus, comme la bêtise, l’autorité est contagieuse. C’est ce que l’on peut voir dans une scène où Balan, un caporal, se livre à sa plaisanterie favorite : « passer un homme à la patience » [25]. L’idée de Caragut est d’organiser une mise en scène pour retourner la situation, et il réussit à infliger la punition à Balan. À la bêtise et à la violence répondent, dans le meilleur des cas, la bêtise et la violence.
Tout plutôt que l’abrutissement de la caserne ! se dit Caragut. Lorsqu’un soir, Balan lui demande de descendre chercher de l’eau pour remplir une cruche, alors que d’autres se trouvent à sa disposition (exemple typique de l’ordre gratuit et imbécile), Caragut se rebelle, sentant remonter en lui les haines accumulées depuis des mois ; il frappe le caporal, voit en un instant ce qui l’attend - le conseil de guerre, et, sinon la mort, du moins dix ans de travaux publics. D’un coup de crosse, il ouvre le crâne du caporal, puis frappe un capitaine à la poitrine, avant de retourner le fusil contre lui. Cet acte de révolte est spectaculaire, et assez inattendu, même si on peut en voir les amorces dans le roman (l’idée de tuer un supérieur s’impose peu à peu à l’esprit de Caragut, qui, en prévision, saisit une occasion pour voler des cartouches). Mais il reste à déterminer le sens de cet acte – acte libre, acte d’un individu contre l’autorité, acte de propagande par le fait.
Mais à quoi ? - à qui ? - aura servi le sacrifice de Caragut ? Caragut avait objecté à un soldat qui déclarait n’être pas si malheureux que ça à l’armée :
« Quant aux libertés que nous avons, c’est qu’il s’est trouvé autrefois des individus mécontents d’en avoir trop peu qui se sont rebiffés pour en avoir davantage » [26].
Pourtant, le seul commentaire de son sacrifice viendra d’un camarade de Caragut, qui n’y voit qu’un avantage, somme toute assez maigre : « En attendant, il a débarrassé la compagnie de deux fameuses crapules ».
Cet acte de libération individuelle n’aura finalement aucune retombée collective. L’échec du personnage serait-il dû à son manque de conscience politique ? Jean Grave prête à son personnage principal des opinions politiques non définies, n’ayant pas eu le loisir d’étudier : « un sentimentalisme pleurard ; des aspirations vagues, mal définies, mal formulées, plutôt des déclamations que des réclamations positives, c’était tout ce qu’il connaissait du socialisme » [27]. Caragut aurait-il agit autrement s’il avait eu le temps de s’initier à l’anarchisme ? Il était pourtant conscient que rien ne servait de vouloir rendre l’armée meilleure, et qu’il fallait remettre en cause son existence même [28].
Jean Grave aurait-il pu écrire un roman didactique, l’itinéraire d’un individu modèle ? Il a sans doute préféré l’histoire d’un échec, duquel il appartient à tous de tirer les conséquences. Dans le roman, la dénonciation de l’autorité dépasse l’armée, et la société. Car l’autorité se manifeste aussi dans le langage même. Le roman est aussi une critique des écrivains qui, éblouis par la mise en scène, ne voyant que la surface de la vie militaire, ont donné une vision fausse de l’armée : « - C’est égal, murmura Caragut, à l’oreille de Mahuret, les écrivains qui font de l’armée le réceptacle de toutes les vertus, auraient besoin de tirer cinq ans de service pour apprendre quelle école de saligauds elle est… » [29] Personne n’a eu le courage de critiquer l’armée [30] - non en vue de l’améliorer - mais dans un but de contestation radicale :
« - Allons ! se dit Caragut, je comprends maintenant pourquoi la bourgeoisie n’aime pas que l’on attaque l’armée ; pourquoi les plus rouges des écrivains se sont toujours entendus pour écarter l’armée de nos querelles politiques ; pourquoi les poètes la couvrirent de fleurs, la parèrent de toutes les vertus, chantèrent ses louanges. L’institution ne peut se maintenir qu’en trompant ceux qui sont appelés à la composer, sur sa nature et sur sa destination » [31].
Pour dégoûter les hommes de la guerre, il suffirait de « la peindre sous ses véritables couleurs » [32] : c’est ce à quoi s’applique Jean Grave ici. Il décrit ce qu’il voit sans rien enjoliver, parfois en dévoilant, au travers d’une comparaison, les dessous de l’armée, sa véritable nature, que personne ne veut voir.
Dans la revue L’Art social, en septembre 1896, André Girard rend compte de la parution du livre de Grave, le décrivant comme « une étude sincère et consciencieuse de la vie de soldat » :
« Et, à ce propos, je voudrais en passant attirer sur un tel résultat l’attention de bon nombre d’artistes. Beaucoup, pour qui l’art est synonyme d’habileté, trouveront dans la Grande Famille un livre mal fait. Là, point d’adresse, point de ces recherches raffinées de style et d’images, point d’enguirlandement des phrases de vocables rares ou d’épithètes d’une imprévue préciosité ; non, une ignorance sereine des subtiles finasseries qui constituent "l’art d’écrire", contemption complète de l’équilibre et des proportions dans l’amplification du récit, négligence, volontaire ou non, du procédé, de la disposition heureuse et progressive des effets. C’est la vérité toute nue, sans fard, sans artifices, n’attendant le succès que du rayonnement spontané de sa beauté naturelle » [33].
Il conclut, citant Vallès (« Ce qu’ils appellent mon talent n’est fait que de ma conviction ») que la sincérité de l’auteur [34] remplace avantageusement l’habilité ou le savoir-faire. Dans La Plume, on trouvera exactement la même critique, condensée, sous la plume d’Adolphe Retté, peut-être un peu moins indulgent :
« Le livre de M. Grave écrit sans art, nullement composé, maladroit dans l’exposé des faits, gauche dans leur expression, arrive tout de même à nous restituer quelques-unes des souffrances ressenties par un homme de tempérament fruste, de caractère fier au contact des galonnés de tous grades qui entreprennent la transformation du soldat nouvellement incorporé en automate » [35].
Il n’y a en effet, dans le roman de Jean Grave, aucun effet rhétorique. C’est là justement ce qui fait sa force : à sa façon d’autodidacte, Jean Grave échappe à la rhétorique autoritaire. Dans son roman, il parvient à mêler critique de l’armée et critique de la rhétorique, unies au sein d’une même contestation radicale du pouvoir.
Car le langage est un pouvoir : Jean Grave a conscience de travailler avec les mots dont tout le monde use, dont usent aussi tous les pouvoirs. La rhétorique est un moyen d’action sur les autres, elle est autoritaire : c’est là que réside le principal enjeu d’une littérature anarchiste. Un écrivain comme Jules Vallès avait conscience que la pensée et le langage pouvaient être « centralistes », « étatiques », « gouvernementaux », et enfermer les lecteurs dans une relation de pouvoir.
Jean Grave a choisi de peindre un personnage ordinaire, un personnage faisant l’expérience commune de l’armée et ni plus ni moins armé pour la révolte que n’importe qui. Un autre personnage prisé par les écrivains anarchistes, c’est le paria : « oiseau de passage », rejeté par la société des « rentiers, faiseurs de lard, philistins, épiciers » [36].
Caroline GRANIER
"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.
[1] Henrik IBSEN, Peer Gynt, acte IV, poème dramatique en 5 actes, traduit du norvégien et précédé d’une préface par M. Prozor, Paris, Perrin, 1899 [1886].
[2] Idem.
[3] Voir Caroline Granier, « Le désordre du "je" ou l’ordre en jeu. Quatre romans d’éducation anarchiste de Georges Darien et Octave Mirbeau », dans les Cahiers Octave Mirbeau, n° 10, 2003 (pp. 51-66).
[4] Max Stirner, « Les Faux principes de notre éducation », extraits de Écrits mineurs (1842), trad. par Marie Guérin, dans Daniel GUERIN, Ni Dieu ni maître, 1974, I, pp. 17-20.
[5] Lettre d’Octave Mirbeau à Claude Monet, datée de février 1889, dans Octave MIRBEAU, Correspondance avec Claude Monet, 1990 (lettre n° 26, p. 72).
[6] Alors que, selon Pierre Masson, « Le roman de droite s’affirme en ce sens comme le roman des pères, théoriquement protecteurs et guides de leurs enfants, en réalité dévorateurs, et qui ne leur laissent assez d’existence que pour les transformer en faire-valoir [...] » (Le Disciple et L’Insurgé, p. 99), on peut considérer que les romans écrits par les anarchistes sont les « romans des fils », privés de sentiment filial.
[7] Entre 1886 et 1889 paraissent : Les Misères du sabre, puis Les Sous-Offs de Lucien Descaves, Le Cavalier Miserey d’Abel Hermant, Au Port d’armes de Henry Fèvre. C’était l’époque où « le roman de mœurs militaires se donnait carrière. Les auteurs sortaient de la caserne et la ressuaient par tous les pores », écrit Lucien Descaves dans ses Souvenirs d’un ours. Pierre Masson par ailleurs note qu’il en va de l’anticléricalisme de Zola comme de l’antimilitarisme de Lucien Descaves : leurs œuvres font scandale, mais n’ont aucun effet véritable, car on ne trouve chez eux aucune remise en cause de l’attitude mentale qui conduisait leurs concitoyens à aspirer à un ordre, qu’il fût clérical ou militaire (Pierre MASSON, ouv. cité, p. 131).
[8] Jean GRAVE, La Grande famille, roman militaire, Paris, P.-V. Stock, 1896.
[9] On trouve au cours du roman plusieurs allusions à la métaphore de la « grande famille », couramment utilisée pour désigner l’armée : « Elle est propre la grande famille ! On s’y exploite aussi salement que dans la petite ! » (Jean GRAVE, ouv. cité, p. 20). NB : À l’époque où se déroule le récit, le remplacement n’existe plus.
[10] La Grande famille, p. 2.
[11] Jean Grave dénonce par exemple la pudibonderie d’une institution où l’« on traite les hommes comme des tas de cochons, sans préjudice d’épithètes plus salées, mais dans le rapport on emploie des périphrases pour désigner un pet » (Idem, p. 76).
[12] Idem, p. 173.
[13] Idem, p. 213. Il s’agit vraisemblablement d’une allusion à l’article de Remy de Gourmont, « Le joujou patriotique », paru dans le Mercure de France en avril 1891, dont Jean Grave (condamné en juin 1891) avait sûrement eu connaissance.
[14] Idem, p. 221.
[15] Idem, p. 106.
[16] Idem, p. 190.
[17] Ibidem.
[18] Idem, p. 192.
[19] Idem, p 45.
[20] Idem, p. 8.
[21] Idem, p. 117.
[22] Idem, p. 5.
[23] Idem, p. 57.
[24] Alfred de Musset fait dire à Lorenzo : « Le Vice a été pour moi un vêtement, maintenant il est collé à ma peau » (Lorenzaccio, acte III, scène 3) ; « Le Vice, comme la robe de Déjanire, s’est-il si profondément incorporé à mes fibres, que je ne puisse plus répondre de ma langue, et que l’air qui sort de mes lèvres se fasse ruffian malgré moi ? » (acte IV, scène V). Lorenzaccio est publié en 1834 et représenté pour le première fois le 3 décembre 1896.
[25] On fait passer la verge par un trou de la patience (planchette qui permettait de nettoyer les boutons de l’uniforme sans salir le vêtement), on l’enduit de cirage et on se met à l’astiquer « jusqu’à ce que ça reluise » (Idem, p. 324).
[26] Idem, p. 221.
[27] Idem, p. 278.
[28] Ce sera à un anarchiste (Louis Lecoin) que l’on devra, un siècle plus tard, l’objection de conscience.
[29] Idem, p. 183.
[30] Une note de l’auteur précise qu’à l’époque de l’action, les romans antimilitaristes de Fèvre, Descaves et Darien n’avaient pas encore paru.
[31] Idem, p. 193.
[32] Idem, p. 219.
[33] André Girard, L’Art social, septembre 1896, p. 89-90.
[34] « [...] l’auteur a senti profondément ce qu’il décrit ».
[35] Adolphe Retté dans La Plume, 15 novembre 1896, repris dans Aspects (Adolphe Retté ne consacre qu’un unique paragraphe à Jean Grave et parle plus longuement du livre de Georges Hugo, Souvenirs d’un matelot, également sur le militarisme).
[36] Jean Richepin, « Oiseaux de passage », La Chanson des gueux, ouv. cité.