Le « théâtre anarchiste » d’après Émile de Saint-Auban et Armand Kahn : entre « théâtre social » et « théâtre à thèse »
Émile de Saint-Auban [1] a été l’avocat de Jean Grave, il a plaidé au Procès des Trente. Ce détail n’est pas négligeable, car, comme il le rappelle lui-même au cours de son ouvrage, « on conçoit mieux Jean Roule, quand on a plaidé pour Jean Grave » [2]. Jean Roule est le personnage principal de la pièce de Mirbeau intitulée Les Mauvais bergers, et le critique considère que Mirbeau se serait inspiré de Jean Grave pour créer ce type de l’anarchiste militant.
Saint-Auban insiste longuement sur la spécificité du théâtre comme moyen de propagande : animés par une troupe, les théories des plus grands économistes « ont une autre couleur que dans leurs manuels » [3]. La plupart des exemples qu’il donne sont empruntés à l’anarchisme :
« Et l’Anarchie ? N’a-t-elle pas osé dialoguer la sombre intransigeance de ses négations et la mélodieuse incertitude de ses espérances ? La Cage, Les Mauvais bergers, ces actions farouches où du rouge flamboie dans du noir, où la détresse converse avec la colère et la faim, sont d’autres stimulants que les livres de Jean Grave et de Kropotkine, presque ignorés du public » [4].
Le théâtre social est donc pour lui ce théâtre contemporain qui est à la fois acte de révolte et acte de foi. Les pièces sociales sont de véritables documents historiques ou sociologiques, souvent en lien avec un événement d’actualité. Elles ne sont pas pour autant la simple exposition d’un dogme politique. Saint-Auban - dont la connaissance et la compréhension de l’anarchisme apparaissent nettement ici - a le mérite de dénoncer sans cesse tout dogmatisme. Il se montre extrêmement sévère envers les fidèles du marxisme qui ont trouvé dans l’œuvre de Marx une révélation et cite Proudhon à plusieurs reprises, pour appuyer sa réfutation de tout fanatisme :
« Faire une bonne et loyale polémique, ne pas devenir les chefs d’une nouvelle intolérance, ne pas se poser en apôtres d’une religion nouvelle, fût-elle la religion de la logique, la religion de la raison... » [5]
Ainsi se dessine en filigrane, dans le texte de Saint-Auban, l’image d’un théâtre anarchiste démystificateur, lucide, et combatif - en un mot : anti-dogmatique. Il cite en exemple La Clairière, de Lucien Descaves, une pièce qui justement s’interroge et ne ménage personne :
« Le théâtre nous fournit des modèles de consciences affranchies. La Clairière, œuvre émancipée, d’un œil rit aux sceptiques, de l’autre aux Compagnons, et sur l’obscurité de la sourde révolte étend la philosophie de la sereine clairvoyance » [6].
Saint-Auban annonce ainsi la naissance d’une littérature dramatique « antisociale » - c’est-à-dire de critique radicale, véritablement révolutionnaire. Désormais, des écrivains montent sur les planches comme ils monteraient à la tribune, pour montrer l’inutilité de toute réforme. L’auteur voit une véritable continuité entre la propagande par le fait et l’activité théâtrale, l’une venant se substituer à l’autre d’une manière plus intelligence, plus ciblée et plus efficace [7]. Dans une longue parenthèse sur les « dynamitards », il raille allègrement le lanceur de bombe « qui trouve le fulmi-coton plus concluant qu’un syllogisme, la chute d’une bombe plus expressive que celle d’une période », et qui, finalement, rate son but - laissant la vie sauve au bourgeois mais crevant un œil au concierge de l’immeuble qu’il voulait dynamiter ! Saint-Auban note avec joie que les Ravachol sont passés de mode, et que désormais on entend par anarchiste non plus le terroriste, mais le littérateur, celui que, depuis le Procès des Trente, on baptise « l’Intellectuel de l’Anarchie » :
« En effet, il procède intellectuellement ; il ne dynamite pas ; il n’en a même pas l’idée ; il écrit ; l’encre est son explosif unique ; son engin, lorsqu’il éclate, ne projette que des phrases ; les dégâts qu’il cause sont des dégâts psychologiques ; il n’y a d’endommagé que la cervelle du lecteur ; dans le monde où l’on médite, le projectile porte mieux ; mais il est moins dangereux pour les tables du Terminus » [8].
Le terme d’Anarchie doctrinale apparaît sous la plume de Saint-Auban, avec une connotation positive. Anarchie, parce que cette idée dénonce toutes les mystifications sociales et se propose de n’en rien laisser subsister ; doctrinale, parce qu’elle part d’un mouvement intellectuel, parce qu’elle est raisonnée, et s’attaque aux mots et aux modes de pensées aussi bien qu’aux institutions.
« Des flancs de l’inquiétude jaillit ainsi l’Anarchie doctrinale, avec sa négation farouche et sa sereine affirmation. Elle ne modifie pas le Pouvoir, la Patrie : elle abolit la Patrie, le Pouvoir. Elle supprime les institutions et les mots. Elle anéantit les choses et les dictionnaires. Le Devoir, individuel, familial, national ? - Fantôme, leurre, duperie tyrannique ou sanglante, frauduleuse manœuvre pour escroquer l’obéissance, filouter le respect ! » [9]
Pour Saint-Auban, théâtre social et théâtre anarchiste sont donc synonymes, et il s’applique à rapprocher des œuvres qui lui semblent subir cette influence. Il n’en va pas de même, trois ans plus tard, pour Armand Kahn, qui élargit considérablement la notion de théâtre social.
Armand Kahn, bien qu’écrivant après Saint-Auban (qu’il a certainement lu, qu’il cite d’ailleurs sans préciser la source exacte), se montre beaucoup moins rigoureux dans ses définitions. Il a presque effacé toutes les références aux anarchistes, qui étaient nombreuses chez son prédécesseur. Voici la définition qu’il donne du théâtre social, en introduction :
« Enfin le théâtre social est sorti de ses limbes. Il commence par la description aussi exacte que possible du milieu bourgeois où l’on se meut chaque jour ; puis il s’attaque aux tares que semble lui présenter ledit état des choses [...] - il s’occupe des questions familiales, reproche au bourgeois borné et superstitieux son pharisaïsme, s’en prend au Code, réclame des réformes et devient, suivant la formule d’Alexandre Dumas fils, le théâtre utile » [10].
Le théâtre a-t-il pour but de donner des solutions ? Certains auteurs de théâtre social ne se contentent pas de peindre la misère de toute une partie de la population, mais cherchent à trouver des remèdes à la question sociale, précise Kahn. Et lorsqu’il parle du Repas du lion (1897) de François de Curel, une œuvre forte, selon lui, Kahn est décontenancé, jugeant la pièce déconcertante parce qu’elle n’aboutit à aucune conclusion, laissant le « problème » subsister. Qui trouvera la panacée ?, se demande-t-il avec beaucoup de naïveté. Parallèlement, il reproche aux Oiseaux de passage, de Donnay et Descaves, d’évoluer vers la « comédie à thèse » :
« En tant que comédie de mœurs ou même de caractère, Oiseaux de passage serait presque un chef-d’œuvre inattaquable, mais dès qu’elle tend à devenir comédie à thèse il nous faut faire des réserves » [11].
On lit un peu plus loin que, dans certains passages de la pièce, « il y a place pour contestation », et que les exemples donnés ne sauraient convaincre le lecteur. Kahn serait donc contre la « comédie à thèse » uniquement lorsque la thèse n’est pas la sienne !
Nous touchons là au problème de la littérature à thèse, qui n’est malheureusement pas posé comme tel dans l’ouvrage de Kahn. L’expression théâtre à thèse apparaît pourtant encore à propos des pièces illustrant la lutte des classes - un des chapitres les plus brûlants du livre, à en croire l’auteur :
« Ce n’est pas sans effroi que nous commençons l’étude de ce chapitre ; beaucoup d’auteurs se sont essayés à dépeindre la lutte des classes qui tend de plus en plus à remplacer la lutte de caste. [...] Dans le théâtre à thèse il faut faire deux parts : il est des pièces où nos dramaturges ont voulu symboliser les réclamations du prolétariat, d’autres auteurs l’ont montré directement en lutte » [12].
L’appellation de « théâtre à thèse » serait-il réservé, pour lui, aux pièces traitant des questions sociales ? Le théâtre à thèse se contente-t-il de « symboliser » et de « montrer » ou propose-t-il des solutions ? On peut comprendre d’après les pages d’Armand Kahn qu’il y a selon lui deux façons, pour un auteur de théâtre, de défendre sa thèse (la lutte des classes) : soit en expliquant les causes du mécontentement ouvrier, soit en appelant à l’action, en montrant comment le prolétariat peut lutter contre ses patrons. L’idée d’incitation à l’action serait donc implicitement contenue dans ce terme de théâtre à thèse.
Un présupposé implicite (sur lequel Kahn ne s’interroge pas), est que le théâtre se doit d’être réaliste. Ainsi condamne-t-il catégoriquement l’utopie sur scène : La Pâque socialiste de Veyrin est pour lui « la rêverie utopique d’un assoiffé d’idéal » [13]. Il reproche à l’auteur de ne pas montrer la cruelle réalité, de ne pas tenir compte des passions des hommes. À cette pièce il préfère La Clairière, qui montre justement, selon lui, que le rêve n’est pas encore réalisable. Il est alors surprenant qu’il ne relève pas l’irréalisme de Et quelqu’un troubla la fête, qu’il qualifie d’œuvre « de foi et de sincérité ». Un tel jugement s’explique peut-être parce que cette pièce est ouvertement et explicitement allégorique.
Les imprécisions mêmes de l’auteur sont éclairantes et soulignent toute la complexité de la notion de théâtre à thèse. Kahn met le doigt sur un véritable problème du théâtre anarchiste, plus maladroitement que Saint-Auban, qui, sans jamais employer le terme de « thèse », cernait pourtant plus clairement la question. Chez d’autres critiques, la distinction entre une pièce à thèse et une pièce réaliste est parfois ténue.
Ainsi Jane Misme, dans son article intitulé « Les Femmes dans le théâtre nouveau » distingue les « pièces à thèse », donc féministes, de « celles qui ne veulent qu’exposer des faits et gestes ou des sentiments féminins, sans intention de polémique » [14].
La différence entre les ouvrages de Kahn et de Saint-Auban est en tout cas révélatrice d’un appauvrissement de la critique concernant le théâtre social. Alors que Saint-Auban a le mérite de formuler des questions soulevées par le théâtre à thèse, la problématique a pratiquement disparue chez Armand Kahn.
Les deux ouvrages témoignent en tout cas que c’est bien dans les années 1880-1900 qu’est posée avec acuité la question du rôle du théâtre, grâce, en particulier, aux écrivains anarchistes. Mais La Revue dramatique a également montré l’importance de l’influence du théâtre nordique (allemand et scandinave) sur les dramaturges français. Le théâtre venu du nord - des « brumes » comme l’on dit à l’époque ! - passe d’ailleurs, aux yeux de la plupart des critiques, pour un théâtre « anarchiste ». Répondant en 1898 à l’« Enquête sur la question sociale au théâtre » lancée par la Revue d’art dramatique, ce sont deux pièces étrangères - d’Ibsen et de Hauptmann - que Lugné-Poe donne comme exemples de théâtre social, « synthèse la plus intense des luttes sociales des temps présents » [15].
Caroline GRANIER
"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.
[1] Émile de Saint-Auban, selon le critique contemporain Pierre Michel, n’était « pas du tout favorable aux idées anarchistes » (dans Correspondance Octave Mirbeau-Jean Grave, 1994, p. 76, note 146). Sa plaidoirie en défense de Jean Grave est l’occasion pour lui de dénoncer une fantasmatique « pieuvre cosmopolite dont les hideux tentacules enlacent tous les peuples et leur sucent tout leur sang ». Il a été aussi l’avocat attitré de Drumont et de la veuve Henry dans son procès contre Joseph Reinach. Antisémite et anti-maçon convaincu, il a publié quelques études sur ce sujet, dont un texte sur le meurtre rituel. Adolphe Retté le présente en 1896 comme « catholique, anti-sémite et patriote » (Adolphe RETTE, Aspects, p. 153). La nécessité de défendre Jean Grave lui a cependant donné une certaine connaissance et compréhension de l’anarchisme qu’il va bien vite oublier après les procès…
[2] Émile de SAINT-AUBAN, L’Idée sociale au théâtre, Paris, P.-V. Stock, 1904, p. 41 [1901].
[3] Idem, p. 7.
[4] Idem, p. 13.
[5] Idem, cité p. 20.
[6] Idem, cité p. 21.
[7] Louis Dumur pense le contraire : « Quant à l’action qu’une pièce sociale peut exercer sur l’opinion, je suis forcé de constater qu’un simple discours de M. Jaurès à la Chambre, ou une bombe d’anarchistes sous une porte cochère en a bien davantage » (« Enquête sur la question sociale au théâtre », Revue d’Art dramatique, février 1898).
[8] Émile de SAINT-AUBAN, ouv. cité, p. 35.
[9] Idem, p. 43.
[10] Armand KAHN, Le Théâtre social en France de 1870 à nos jours, Paris, Fischbacher, 1907, p. 10. On notera au passage l’emploi du « on » qui englobe le critique et le lecteur dans la même société – bourgeoise évidemment.
[11] Idem, p. 224-5.
[12] Idem, p. 58.
[13] Idem, p. 64.
[14] Jane Misme, « La femme dans le théâtre nouveau », dans la Revue d’Art dramatique, octobre 1901, p. 668-669.
[15] Dans sa réponse à l’« Enquête sur la question sociale au théâtre » (Revue d’art dramatique, février 1898), Lugné-Poe cite Un Ennemi du peuple et Les Tisserands comme exemples d’« œuvres supérieures [qui] seront révélées » (p. 261).