Auteurs, acteurs, et pratiques théâtrales
On a dit plus haut que les spectacles avaient souvent lieu en dehors des salles habituelles. Les Maisons du Peuple, les Universités populaires, les Bourses du travail accueillent volontiers les représentations théâtrales.
Mais on peut également jouer dans des logements ouvriers. Le 17 octobre 1891, Adolphe Tabarant raconte dans Le Figaro qu’une pièce a été jouée dans un appartement de Ménilmontant, par trois compagnons amateurs, devant un auditoire d’anarchistes :
« J’ai vu quelque chose de beau et d’informe, une pièce écrite à la diable, apprise à la diable, mais belle de force et de grandeur dans son rudiment d’esthétique. On sourira de cette représentation dans une alcôve, devant un si exotique auditoire » [1].
On ne veut pas révéler au journaliste l’identité de l’auteur. Il apprend tout de même que ce dernier était tourneur sur bois, et consacrait tous ses loisirs à l’étude, écrivait anonymement pour les journaux anarchistes, est mort à 22 ans de phtisie. On a trouvé dans ses papiers des ébauches de roman, des vers, du théâtre, dont cette pièce : l’histoire d’une jeune fille violée par son patron, qui dérobe une bombe à son fiancé anarchiste, pour venger son déshonneur, et meurt dans l’explosion [2].
Comme souvent, le théâtre est l’occasion pour les militants de se rassembler. Il ne constitue qu’une partie de la soirée, entre lectures, conférences et chansons. Ainsi la représentation de La Grève de Louise Michel est-elle l’occasion d’un grand rassemblement populaire. Une heure avant l’ouverture des bureaux, on distribue à la porte La Défense du compagnon Pini, et des feuilles anarchistes. La pièce elle-même ne se déroule pas d’une traite, mais est coupée d’interventions diverses. Le compagnon Leboucher parle, entre le prologue et le premier acte, de la censure qui a mutilé la pièce. Sa petite conférence d’un quart d’heure se termine par les cris de « Mort aux gavés ! Mort à la bourgeoisie ! Vive les travailleurs ! Vive l’anarchie ! Vive la Révolution sociale ! » - cris évidemment repris par la salle. Les spectateurs réagissent à l’intrigue par des exclamations ou des applaudissements et sortent en chantant la Carmagnole. Bien sûr, les classes populaires et les militants ne sont pas les seuls à assister à ce genre de spectacles : on trouve aussi, inévitablement, les mouchards de service, ainsi que quelques journalistes ou littérateurs curieux. Un journaliste anonyme de L’Illustration raconte ainsi l’inauguration du Théâtre Social à la Maison du Peuple en décembre 1894 [3]. La première représentation publique de la pièce La Pâque socialiste, d’Émile Veyrin, était précédée d’une conférence par le citoyen Maurice Barrès. La Maison du Peuple était ce soir-là transformée en théâtre. On voit que la représentation théâtrale était comprise dans une série d’événements (meetings, conférences, réunions) qui relevaient de la pratique militante. Il y aurait probablement une étude à faire sur les conférences qui ont précédé ou suivi des pièces, comme celle, restée célèbre, de Laurent Tailhade, avant L’Ennemi du peuple de Ibsen [4]. C’est également au Théâtre Social de la Maison du Peuple qu’on joue Le Pain de la honte, de Paule Mink [5].
Certaines représentations ont pour but de récolter des fonds pour la propagande, ou bien pour les anarchistes en exil : c’est le cas de la pièce créée par Charles Malato en exil à Londres en 1893, intitulée Mariage par la dynamite, jouée lors d’une fête à Grafton Hall (le 27 mars 1893). La pièce est qualifiée de « vaudeville en un acte », et avait été écrite avant le départ, selon le récit de Malato dans les Joyeusetés de l’exil [6]. Les personnages sont joués par les proscrits, tous portant le nom de personnages antipathiques : un certain « Rothschild » (Lucien Weil, qui avait lancé un journal du même nom), « Goron » (Delorme), « Fédée » (nom d’un policier célèbre, utilisé par Malato). Matha fait le souffleur. Au cours de la représentation, Delorme se pare d’une tête de cochon, d’une grande robe rouge de magistrat et se couvre le postérieur d’une pancarte arborant un grand « Q » - allusion transparente à « Q. de Beaurepaire », président de la Chambre de cassation lors des procès des propagandistes par le fait. La pièce était précédée d’une marche jouée par l’orchestre, et devait être suivie d’un concert, d’une conférence de Louise Michel sur « l’art futur » et d’un bal.
Pendant l’affaire Dreyfus, les écrivains de La Revue blanche mettent immédiatement en scène une représentation d’un Ennemi du peuple pour protester contre ce qu’on infligeait à Zola (Félix Fénéon figure dans la scène de la foule au IVe acte avec Octave Mirbeau et Tristan Bernard et Romain Coolus). Quelques répliques du docteur Stockmann ont été modifiées, et tout le monde perçoit l’allusion. La représentation est interrompue à plusieurs reprises, reçoit beaucoup d’applaudissements. Lors de la menace boulangiste, Pierre Quillard et Bernard Lazare auraient également écrit une pièce satirique sur le général. Voici ce qu’en dit Stuart Merrill en 1912 :
« Puis survint l’aventure boulangiste. Fidèles à leurs principes républicains, Quillard, Mikhaël, Lazare, Collière et Hérold y prirent une part active, quoique nécessairement effacée à cause de leur grande jeunesse. Ils écrivirent même en collaboration une pièce satirique dont le manuscrit, si je ne me trompe, n’a pas été détruit » [7].
Ces pratiques sont intéressantes en tant qu’elles incluent la représentation dans un ensemble d’activités plus ou moins militantes, refusant de l’isoler à la fois dans un lieu consacré (le théâtre) et dans un temps à part. Mais les pièces représentées restent cependant traditionnelles, dans leur forme. Des expériences ont pourtant été tentées pour faire un théâtre complètement nouveau - en particulier par Maxime Lisbonne.
Les théâtres de Maxime Lisbonne
Comment classer l’expérience de Maxime Lisbonne ? Est-ce du théâtre ? Il est d’autant plus difficile d’en parler, qu’aucune de ses pièces n’a été publiée. Tout ce qu’on peut dire est que Lisbonne a toujours été attiré par la mise en scène et n’a pas attendu les années 1880 pour se lancer dans le théâtre. Certes, il est acteur dès les années 1860, interprète tous les rôles du théâtre romantique, joue aux Folies Saint-Antoine, et en assure la direction. Mais n’est-il pas également acteur pendant la Commune de Paris ?
« Il portait une tunique de zouave, un pantalon large dans des bottes molles, une écharpe rouge, et un chapeau noir, avec une plume rouge, à la Fra Diavolo [8].Je ne l’appelais que le Murat de la Commune.
Il se faisait suivre partout par un turco qui fut, plus tard, tué à ses côtés.
C’était un des hommes les plus braves qui se puissent rencontrer. Je l’ai vu, au fort d’Issy, qui n’était plus qu’un amas de terres bouleversées, s’exposer au feu avec le mépris du danger ou, plutôt, l’insouciance complète du danger… »
C’est ainsi que le peint Edgard Monteil, dans une attitude semblable à celle de Louise Michel au même moment [9].
Théâtre également, lorsque Maxime Lisbonne fait ses courses dans une petite voiture peinte en rouge, avec un groom déguisé en forçat, fixé au siège par une chaîne. Théâtre encore, lorsqu’aux élections législatives de 1889 il pose une candidature fantaisiste. Théâtre toujours lorsqu’il mène une « campagne académique » accompagné du poète Achille Le Roy, en rendant visite aux membres de l’Institut déguisé en général bolivien. Dans la profession de foi qu’il placarde sur les murs de Montmartre en janvier 1889, à l’occasion des élections législatives, il répond à ses adversaires qui le traitent de « saltimbanque » en revendiquant l’appellation :
« SALTIMBANQUE, je suis !SALTIMBANQUE, je reste !
Envoyez-moi grossir le nombre de ceux auxquels vous avez donné cette épithète, et vous verrez si j’hésite, en vrai acrobate, à crever le papier du cerceau sur lequel sera écrit :
Révolution démocratique et sociale » [10].
Les théâtres où Maxime Lisbonne put se mettre en scène furent nombreux et variés. En Nouvelle-Calédonie, il inaugure le premier théâtre en terre canaque, expérience qui encore une fois fait penser à celle de Louise Michel. En Nouvelle-Calédonie, observant que le Théâtre de déportés ne représente que des pièces très bourgeoises (c’était « un véritable théâtre qui avait ses directeurs, ses acteurs, ses machinistes, ses décors, son comité de direction » [11]), elle projette de faire entendre de la musique locale, et elle a l’idée de « branches de palmier remuées ; de bambous frappés ; de notes d’appel tirées d’un coquillage en forme de corne ; d’effets produits par une feuille appliquée sur la bouche, enfin d’un orchestre canaque avec les quarts de ton » [12] et de faire jouer une pièce canaque, « en maillots noirs », ce qui soulève un tollé parmi les communards : on l’accuse de sauvagerie.
Lorsque Lisbonne revient à Paris après l’amnistie, il est directeur des Bouffes du Nord. Pour Maxime Lisbonne, le théâtre est indissociablement lié à la Commune, comme le montrent ces quelques lignes écrites en novembre 1884 :
« J’espère bientôt devenir directeur d’une nouvelle scène et inaugurer le vrai théâtre, c’est-à-dire le théâtre moralisateur, le théâtre honnête, avec des auteurs qui n’auront pas à leur actif une histoire infâme de la Commune, comme Clarétie, et qui n’auront pas, comme Dumas fils, craché au visage des vaincus et cravaché les femmes... » [13]
Le théâtre se doit de montrer la vérité, non de déformer, et Maxime Lisbonne ne peut rester silencieux lorsque paraît en 1889 un drame de François Coppée, Le Pater, qui met en scène un « brave » Versaillais sauvant la vie d’un fédéré de Belleville campé sous des traits choquants [14]. La réponse de Maxime Lisbonne sera une brochure, le 1er janvier 1890, Réponse au Pater de M. Coppée… [15], qui, à la prétendue « charité » versaillaise oppose l’éloquence des chiffres de la répression. Il écrit lui-même une pièce sur la Commune, La Famille Lebrenn, en 1883, qui évoque la répression à travers l’histoire des déportés de 1848. La révolution y apparaît comme une action nécessaire, et la pièce de Lisbonne vise clairement à réhabiliter les victimes de la Commune de 1871. Le texte est soumis en mai aux commissions de la censure, et Lisbonne se heurte à un veto par « décision ministérielle » : la pièce est interdite et ne sera jamais jouée.
Maxime Lisbonne se tourne alors vers le « théâtre permanent », vers des sortes de happenings, étant, selon Josette Parrain, « plus efficace dans ses facéties qu’une tragédie en 5 actes mutilée » [16]. Lisbonne crée plusieurs cabarets à Montmartre. Dans un baraquement en planches, le 6 octobre 1885, il ouvre le « Cabaret du bagne », à l’angle du boulevard Clichy et de la rue des Martyrs. Les clients sont accueillis par un garde-chiourme, une pancarte indique que « l’espérance est bannie de ce lieu ». Lors du déjeuner qu’il organise le 6 décembre 1885 pour les indigents du 18ème arrondissement, on peut consommer un « Nouméa » (absinthe), un « boulet » (bock) ou bien un « soda canaque ». Une fois la consommation prise, les libérés peuvent passer au greffe et s’en aller. Les garçons, coiffés de bonnets verts et vêtus de la carmagnole rouge, proposent la Gazette du bagne. Expulsé au bout de six mois, le cabaret est transféré à Belleville : le 12 février 1886 on inaugure la « Taverne du bagne et des ratapoils [17] ». Deux fois par semaine, on y réalise des tableaux vivants, comme par exemple la scène du ferrement que subissaient les bagnards. Lisbonne, se mettant lui-même en scène, explique la vie des condamnés et développe le programme de la Commune. Il écrit lui-même pour le théâtre : on sait que, encore en Nouvelle-Calédonie, il avait achevé un drame en cinq actes et demandé la collaboration d’Adolphe Humbert. En janvier 1886, il fait jouer une de ses pièces en un acte, En joue, feu !... aux Folies-Rambuteau [18]. À la Taverne des frites révolutionnaires, il présente un tableau (considéré comme une sorte d’improvisation, l’acte échappe à la censure) : La Mort de Delescluze, le 15 avril 1889. Mais Lisbonne n’abandonne pas pour autant sa carrière d’acteur : on le voit apparaître au café-concert, où il interprète son propre rôle dans la revue Aux Urnes. Il s’engage dans le music-hall en vogue avec « Les Brioches politiques », rue du Faubourg-Montmartre. En 1893, il joue dans la revue d’été du « Concert de l’Horloge ». En octobre 1893, il devient directeur du « Divan japonais », rue des Martyrs, et inaugure le « Concert Lisbonne » [19].
L’inventivité développée par Maxime Lisbonne pour organiser ses spectacles était nécessitée par les circonstances : le début du théâtre anarchiste coïncide avec la répression menée contre les anarchistes, et la représentation d’une pièce rencontre maints obstacles. À cause de la censure, certains spectacles doivent se dérouler à guichets fermés. Ces contraintes ont pourtant permis à Maxime Lisbonne de pratiquer, en avance pour son temps, les premiers happening.
Par ailleurs, la nécessité de contourner la censure a également entraîné une modification du paysage théâtral. L’année 1893 est très importante pour le théâtre social en France (année de la représentation des Tisserands d’Hauptmann) : elle voit la naissance du Théâtre Libre d’Antoine et du théâtre de l’Œuvre de Lugné-Poe, deux scènes indépendantes qui vont permettre la représentation de nombreuses pièces de ce théâtre contestataire.
Caroline GRANIER
"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.
[1] Adolphe Tabarant, « Théâtre anarchiste », Supplément littéraire du Figaro, 17 octobre 1891, p. 166 (« Dans une pièce mesurant à peine cinq mètres sur chaque face [...] vingt-cinq à trente personnes s’entassent, debout contre les murs, assises sur quelques chaises, assises sur la table, sur la cheminée, sur un lit en cage placé dans un coin. [...] Évidemment, ce sont des anarchistes plus théoriciens que militants [...] ».
[2] Le journaliste en publie un extrait dans le Figaro (il s’agit d’une tirade de Bernard, un des trois personnages, contre le progrès).
[3] Edmond Franck, « Le théâtre social à la Maison du Peuple », La Pâque socialiste, L’Illustration, 19 janvier 1895. Ainsi se termine la critique : « Oh ! le public excellent et facile à contenter que ce populaire ! Mélodrame anodin, cérémonie mystique, apologie du bon patron (à peine interrompue par les inoffensifs lazzis de quelques loustics isolés), utopies égalitaires, tirades prophétiques sur le règne du bonheur universel dans la cité future, paraboles et symboles, tout l’a empoigné. Et rien n’est venu troubler son innocent plaisir. [...] / Non, ce soir-là, la Maison du Peuple, transformée en temple de l’idéal pur, de la paix et de la fraternité sociales, n’était pas le repaire de l’ogre révolutionnaire. En dépit de la farouche devise : "Ni Dieu, ni maître", inscrite sur ses murs, on s’y serait cru dans la maison du bon Dieu. / Ce fut un édifiant spectacle » (p. 47).
[4] Laurent Tailhade, « L’Ennemi du peuple par Henrick Ibsen », 1900.
[5] Paule Mink (1839-1901), d’origine polonaise, émigre en France en 1831. Journaliste féministe et républicaine, elle est l’auteure d’un pamphlet, {}Les Mouches et l’Araignée, dirigé contre Napoléon III. Liée avec le peintre Noro pendant la Commune, à laquelle elle prend une part active, elle se réfugie ensuite en Suisse. De retour en France après l’amnistie, elle poursuivit son activité militante, donnant des conférences dans les principales villes de France. Le mariage avec le compagnon anarchiste Negro, qui lui donne la nationalité française, l’empêche d’être expulsée suite à une condamnation. Adepte de la franc-maçonnerie (loge du Droit Humain), elle est membre active du POF de Jules Guesde après avoir manifesté des sympathies pour le blanquisme. En 1894, Paule Mink fait jouer deux pièces au Théâtre social : Qui l’emportera ? et Le Pain de la honte.
[6] Voir le résumé de la représentation que donne Charles Malato dans Les Joyeusetés de l’exil, 1897, p. 176-188.
[7] Stuart Merrill, « Pierre Quillard », La Phalange, février 1912, p. 119.
[8] NB : Michel Pezza, dit Fra Diavolo (« Frère Diable »), était un aventurier italien de la fin du dix-huitième siècle.
[9] Rapporté par Marcel CERF (Le D’Artagnan de la Commune…, 1967, p. 87). [Marcel Cerf est l’arrière-neveu de Maxime Vuillaume, spécialiste de la Commune].
[10] Cité par Marcel CERF, ouv. cité (prologue).
[11] Louise MICHEL, Mémoires, 1979, p. 207. Les italiques sont de Louise Michel.
[12] Idem, p. 207-208.
[13] Cité par Marcel CERF, ouv. cité, p. 157.
[14] Même Le Pater, qui pourtant n’a rien de communard, est censuré, et ne sera joué qu’à Bruxelles par le Théâtre Libre (l’œuvre publiée tombe ensuite dans le domaine public).
[15] Maxime LISBONNE, Réponse au Pater de M. Coppée de l’Académie française, Librairie Châtelain, publiée avec Le Pater. Le texte connaît une seconde édition, sans le Pater, la même année. La pièce de Coppée suscite par la suite de nombreuses imitations et parodies.
[16] Josette PARRAIN, Censure, théâtre & Commune…, p. 71.
[17] NB : un ratapoil est un type de mouchard bonapartiste.
[18] En 1888, il propose à Clovis Hugues de monter sa pièce, Le Sommeil de Danton. Les répétitions se font chez Antoine et la pièce est représentée au Théâtre Lyrique le 8 août 1888.
[19] « Seule salle de concert à l’abri des bombes » : c’est là qu’il crée, le 3 mars 1894, le Coucher d’Yvette, pantomime lyrique en un acte de Verdellet, qui est le premier essai de strip-tease sur une scène de théâtre.