Des ruptures formelles ?
Une question se pose au sujet de ces pièces : quelle est la valeur proprement littéraire de cette production ? Le théâtre anarchiste a-t-il réussi à créer une forme aussi révolutionnaire que son contenu ? Une remarque s’impose aux lecteurs : la langue de ce théâtre est la langue de l’école, de l’enseignement, une langue académique, relativement artificielle, rarement celle parlée dans les faubourgs ou dans les cités ouvrières. On peut y voir là la limite de ce théâtre, mais bien aussi ce qui fait sa force. La langue de l’enseignement est le prix à payer pour un théâtre didactique. Le théâtre anarchiste est un théâtre direct, « frontal » (l’expression étant de Philippe Ivernel, par opposition au théâtre oblique de Brecht). La langue des auteurs anarchistes n’a rien d’ésotérique : elle est un moyen de communication et d’agitation. Ainsi ne faudra-t-il pas chercher dans ce théâtre de grande rupture formelle, telle qu’on a pu en voir avec Ubu-Roi de Jarry. La plupart du temps, ce théâtre ne renouvelle pas les formes, mais se coule dans le moule des pièces historiques et du mélodrame, ou parfois mélange les deux. Les formes anciennes sont réinvesties et changent de fonction.
On peut alors se demander si l’emprunt aux formes traditionnelles et bourgeoises ne produirait pas nécessairement un art traditionnel et bourgeois [1] ? Un théâtre comme celui de Louise Michel nous incite à répondre par la négative. La plupart des auteurs militants anarchistes pourraient peut-être reprendre à leur compte les paroles de Dario Fo, qui disait n’avoir jamais fait du théâtre bourgeois mais du théâtre explicitement politique à l’intérieur des structures bourgeoises :
« En ce qui concerne les moyens théâtraux mis en œuvre dans nos spectacles, je m’en fous, je fais une chanson, une pantomime, un numéro à base de bruits obscènes, de hurlements, de phrases sans queue ni tête. L’essentiel est que ça serve à ce que je veux dire » [2].
En tout cas, la critique littéraire anarchiste insiste rarement sur la forme donnée aux pièces jouées : la question essentielle semble être celle de la signification - ce que l’auteur a voulu dire est-il immédiatement compréhensible ? Rares sont les pièces à être représentées uniquement pour leur valeur littéraire. Les théâtres anarchistes ont une nette préférence pour les drames sociaux, qui reflètent une conscience de la classe ouvrière, et écrit par des auteurs non professionnels. Lorsque La Révolte de Villiers de l’Isle-Adam est jouée au Théâtre civique en 1897, entourée d’une conférence de Léopold Lacour sur l’art social et de nombreuses récitations et chansons (en particulier Jules Jouy ou Xavier Privas chantés par Mevisto) [3], elle n’est pas spécialement bien reçue des ouvriers (qui composent la moitié du public). Voici ce qu’en dit le Père Peinard :
« Piècette philosophique, très chouette morceau littéraire, - je veux bien, mais d’un réac carabiné ; si, au commencement, Villiers crosse les capitalos, il conclut par la négation de l’effort et prêche la résignation » [4].
Jehan Rictus revient sur cet épisode :
« Quant au Théâtre civique, ceux qui ont monté cette péniche aux populations crédules, feront peut-être, de ci de là, besogne utile, mais ils me semblent des Arrivistes plutôt que des Convaincus. Je n’en veux pour preuve que le subterfuge suivant – spéculant sur la naïveté populaire ou plutôt l’ignorance bien compréhensible de la Foule, ils ont, pour leur première représentation, annoncé avec fracas La Révolte, de Villiers de l’Isle-Adam. – Or, La Révolte n’a rien à voir avec une œuvre révolutionnaire, et ce qui les a déterminés à jouer cette pièce, dont la tendance est en contradiction avec leur programme, c’est purement et simplement le titre » [5].
Pour la deuxième représentation, La Révolte est remplacée par En détresse, la pièce d’Henry Fèvre, et la séance est suspendue par la police [6].
Comme pour les chansons, ce qui fait la force du théâtre anarchiste n’est pas tant ses innovations formelles que le lien qu’il entretient avec les problématiques politiques et sociales de l’époque. Si nous relevons les thèmes récurrents du théâtre anarchiste, nous sommes frappés de voir son lien avec l’actualité. La Cloche de Caïn, d’Auguste Linert [7], qui ouvre la séance inaugurale du théâtre d’Art Social de Gabriel de la Salle, en 1893, est une « synthèse révolutionnaire » en trois actes, qui dénonce les démons du capital. Pièce révolutionnaire par le fond et par la forme (selon Xavier Durand [8]), elle ne comporte aucune des conventions destinées à garantir la vraisemblance, et elle opère sur scène la destruction du capitalisme par la dynamite et l’incendie. Dans cette pièce, la fonction des symboles est clairement didactique : le décor se signale par la présence massive d’un coffre-fort. La préface de Linert à sa pièce, distribuée aux spectateurs, s’en prend aux poètes de l’art pour l’art [9]. Selon le compte-rendu de Ludovic Hamilo dans L’Art social, voici la théorie du théâtre développée par Linert :
« "Le théâtre, a-t-il écrit, étant de l’humanité artificielle, je bâtis franchement ma pièce en pleine convention, je l’échafaude avec des accessoires nécessaires… La succession des tableaux de ma pièce est illogique de parti-pris, l’intrigue est fantaisiste, les caractères son vagues, les incidents faux, le développement est contre-nature et les personnages sont des fantoches agités par des ficelles…" » [10]
Les pièces sont souvent écrites « à chaud ». Louise Michel, par exemple, écrit Le Coq rouge au moment du procès des anarchistes de Lyon en 1883 : il faut s’en souvenir lorsqu’on lit cette histoire de trois paysans accusés injustement d’un crime qu’ils n’ont pas commis. On sait aussi que Louise Michel a écrit L’Ogre [11], un drame court représenté à Londres (à L’Autonomie Club), pour expliquer les attentats anarchistes. Georges Darien fait jouer Biribi alors que les colonies pénitentiaires sont vivement critiquées ; la pièce Les Chapons est représentée à un moment où le sentiment de la défaite face à l’Allemagne est encore vivace ; L’Ami de l’ordre parle de la Commune, thème censuré (mais l’interdiction est levée grâce à Oscar Méténier, directeur du Grand-Guignol, qui obtient l’autorisation du ministre Bourgois de représenter la pièce en octobre 1898)… Quand Octave Mirbeau écrit Le Foyer, en 1908, pièce qui dénonce les institutions charitables, il s’inspire de faits divers récents : l’histoire du Bon-Pasteur de Nancy, véritable bagne, et la mort d’une fillette « oubliée » dans un placard chez le couturier Jacques Doucet. Quelques jours après la représentation de la pièce à Angers, c’est l’actualité qui rattrape le romancier avec le scandale du suicide de la « maison paternelle » de Mettray [12]. Ce sont parfois des discours entiers qui s’immiscent sur la scène lors de la représentation : dans Les Oiseaux de passage, Lucien Descaves et Maurice Donnay traitent du problème de l’amour libre et introduisent une réplique qu’ils empruntent à Élisée Reclus (ou Wilhelm Vogt) mariant lui-même ses deux filles :
« Et je vous aurais dit : "Je ne vous demande pas les promesses contenues dans les formules apprises par cœur et que le cœur oublie. Aimez-vous au-dessus des lois. Vivez libres, justes et bons ; que votre tendresse l’un pour l’autre soit le foyer d’une affection qui se répande sur tous les êtres, car votre famille est partout où quelqu’un appelle au secours. Souvenez-vous que la terre est couverte de blessés, sur lesquels personne ne se penche, si ce n’est, le plus souvent, pour les dévaliser. [...] Je vous unis au nom de l’amour, parce que nul n’est censé ignorer l’amour." Voilà ce que je vous aurais dit » [13].
On a vu que, selon Stuart Merrill, Pierre Quillard aurait écrit une pièce satirique sur l’aventure boulangiste. On pourrait également étudier toutes les représentations qui se sont déroulées au cours de l’affaire Dreyfus. Le fait, par exemple, que Lugné-Poe fasse jouer Un Ennemi du peuple en mars 1898, au Théâtre de la Renaissance, prend une grande signification politique.
Si les pièces anarchistes semblent parfois pêcher par leurs faiblesses formelles, c’est que leur force réside avant tout dans leur actualité [14].
Concernant les formes dramatiques, on peut distinguer deux tendances du théâtre anarchiste : l’émergence de nouvelles formes qui se prêtent au théâtre d’agitation et la reprise de formes canoniques. D’après les éditeurs du Théâtre de contestation social… :
« il y a d’une part émergence de petites formes, qui se prêtent à une mobilisation en tous lieux et à tous moments, et d’autre part renouvellement des genres, souvent par hybridation, comme devait le signaler entre autres, le terme de social qu’on accole aux catégories esthétiques » [15].
Les auteurs articulent deux principes : le pathétique et le didactique, alternent le mélodrame et la farce. Comme dit Alain Badiou, « l’un qui exhibe un morceau violent du réel populaire, l’autre qui fait parader les pantins de l’oppression ordinaire » [16]. Notons qu’il s’agit ici d’un héritage ancien : le mélodrame remonte à la haute époque du Boulevard, et la farce sociale typée est proche du Guignol lyonnais.
Les auteurs anarchistes se sont d’abord saisis du drame naturaliste. Le mélodrame est construit à partir de grosses ficelles. Ils l’adaptent à leur sujet et se servent des effets au profit des classes dominées. Louise Michel l’utilise d’une façon très souple, utilisant les procédés mélodramatiques en les poussant jusqu’à leurs limites extrêmes, quittant le réalisme pour aboutir à une sorte de surréalisme, comme elle le fera dans ses romans en jouant avec les règles du roman-feuilleton. Mais on voit se dessiner une tendance à la farce allégorique. Dans la farce, les dramaturges utilisent surtout le paradoxe et l’hyperbole, exploitant les moyens du grotesque. L’allégorie est le signe d’un passage à l’abstraction généralisante, qui met l’accent sur les grandes lois du système, contre toute réduction psychologisante. On peut voir dans le théâtre allégorique l’accomplissement du théâtre social placé sous le signe de l’agitation, par exemple Mais quelqu’un troubla la fête de Marsolleau.
Finalement, le théâtre anarchiste ne se laisse pas aisément décrire, car si les tentatives pour renouveler la forme théâtrale sont parfois timides, parfois hésitantes, elles sont surtout nombreuses :
« Or, ce qui frappe plutôt, vu d’aujourd’hui, c’est la pluralité des moyens formels mis en œuvre au service d’un combat lui-même diversifié. À cet égard le théâtre social est aussi un théâtre de recherche (mais non de laboratoire), si l’on veut bien admettre que ce terme inclut tout autant les essais spontanés que les copies détournées » [17].
Donnons maintenant un aperçu de quelques-unes de ces pièces.
Caroline GRANIER
"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.
[1] C’est une des questions que se posent Jose Guinot et François Ribes en étudiant le théâtre de Dario Fo (voir « Le métier d’acteur dans la stratégie de l’intervention : l’exemple de Dario Fo », dans Le Théâtre d’intervention depuis 1968, 1983, tome II).
[2] Dario Fo, Travail théâtral, n° 14, p. 3, cité par Jose Guinot et François Ribes, art. cité, p. 132.
[3] Voir le compte-rendu de Georges Leneveu, « Théâtre civique », La Justice, 6 juillet 1897. Georges Leneveu regrette le prix, déjà trop élevé selon lui, du billet d’entrée (50 centimes) et déplore que la salle ait été constituée essentiellement de bourgeois et d’esthètes alors que le spectacle était destiné au peuple.
[4] Le Père Peinard, 25 juillet 1897. Sur la représentation de La Révolte de Villiers de l’Isle-Adam, voir également : L’Enclos, juillet 1897 (Lumet) ; Les Temps Nouveaux, 31 juillet 1897 ; La Revue socialiste, juillet 1897 ; L’Almanach de la question sociale, 1898 ; La Plume, 15 juillet 1897 ; Lutèce, 15 juillet 1897.
[5] Jehan Rictus, « Questionnaire », Almanach de la question sociale (illustré) pour 1898, Paris, à l’administration de la Question sociale, p. 261.
[6] Voir L’Enclos, janvier 1896 et juillet 1897, ainsi que le témoignage de Léo Larguier, Avant le déluge, p. 33 sq.
[7] Le texte de La Cloche de Caïn n’a pu être retrouvé. D’Auguste Linert, on peut lire « Le socialisme au théâtre » dans L’Art social, janvier 1892. Sur la première représentation du théâtre d’Art social, privée, le 12 mars 1893 (salle des Fantaisies parisiennes), « spectacle d’essai », voir : Le Père Peinard, mars 1893, n° 208-209 ; le compte-rendu dans La Révolte, supplément littéraire, n° 28, 25 mars 1893 ; un article dans le Mercure de France (Louis Dumur) ; Ludovic Hamilo, « Le théâtre d’Art social », L’Art social, avril 1893 ; L’Art social, juillet 1896 ; L’Ere nouvelle, juillet 1894.
[8] Xavier Durand, « L’art social au théâtre : deux expériences… », 1975.
[9] D’après Xavier Durand, art. cité.
[10] Ludovic Hamilo, « Chronique dramatique. Le Théâtre d’art social », L’Art social, avril 1893.
[11] Cette pièce n’a pour le moment pas été retrouvée. Voir Louise Michel, Souvenirs et aventures de ma vie, 1983, p. 412.
[12] Pour plus de détails sur ces affaires, voir : Pierre Michel, dans Octave MIRBEAU, Combats pour l’enfant, 1990, chapitre XI : « Le Foyer » (p. 223-228).
[13] Maurice DONNAY et Lucien DESCAVES, Oiseaux de passage, pièce en quatre actes, E. Fasquelle, 1904, acte III, scène IV. « Grigoriev : Écoute bien, petit... Lorsque, en 1853, à Berne, Wilhelm Vogt, le père de Carl, donna sa fille à un jeune professeur proscrit, il la lui donna en ces termes, devant quelques amis intimes dont j’étais : "Je me mets en lieu et place du maire et unis pour la vie ces jeunes gens. Qu’ils soient heureux ! Je vous prie de les considérer comme mariés et de considérer comme légitimes leurs enfants à venir." Ce fut la première union libre. Et ça ne manquait pas de noblesse » (Idem). Voir, concernant Élisée Reclus, « Allocution du père à ses filles et à ses gendres », « Élisée Reclus » Itinéraire, n° 14-15, 1998 (pp. 55-56) : « Encore en ce jour, vous êtes vos propres maîtres. Nous n’avons point à vous demander de promesses et nous ne vous faisons point de recommandations. [...] Il ne vous suffira pas d’être heureux, vos unions ne seront pas des égoïsmes de ménage, mais le dédoublement de toutes vos vertus de dévouement et de bonté. [...] Pensez que dans ce moment même, il en est qui meurent sans amis et d’autres qui cheminent désespérés en regardant du haut des ponts courir l’eau noire de la Seine ! [...] »
[14] Saint-Auban note que « lorsque je défendais Jean Grave, M. Mirbeau créait Jean Roule... », (Émile de SAINT-AUBAN, ouv. cité, p. 104).
[15] Le Théâtre de contestation sociale…, p. 43.
[16] Au temps de l’anarchie…, I, p. 12.
[17] Le Théâtre de contestation sociale…, p. 42.