Introduction : L’Utopie contre le dogmatisme
Il y a peu d’utopies anarchistes, stricto sensu : on ne doit pas s’en étonner. Il ne s’agit pas pour les anarchistes de proposer un plan de société, mais de détruire les faux dieux de la société actuelle, de dénoncer les illusions sur lesquelles elle est fondée. Une révolution qui ne ferait que remplacer l’ordre en place par un autre, tout en maintenant ses croyances (le travail considéré comme une valeur, la foi dans le progrès, etc.) serait vaine. Il n’importe pas tant de détruire les pouvoirs en place que de dénoncer les idéologies justificatrices de ces pouvoirs, quels qu’ils soient, pour qu’aucun autre pouvoir ne puisse s’ériger en lieu et place des pouvoirs actuels. L’utopie est, pour les anarchistes, méthodologique : elle permet d’échapper à tous les dogmes, à tous les lieux communs.
Utopie et idéologie : des concepts polémiques
On l’a vu dans les chapitres précédents, les anarchistes, s’ils ne parlent pas encore d’idéologie (entendue au sens moderne du mot [1]), sont cependant conscients de ce que la notion recouvre. À la fin du dix-neuvième siècle, le mot idéologie recouvre un ensemble d’idées et de représentations, que construisent des groupes sociaux différemment situés dans le temps. Karl Marx, reprenant à son compte la signification polémique du terme, donne au concept « le sens d’un renversement du rapport de la connaissance à la chose » (L’Idéologie allemande) ; l’idéologie est une illusion, l’expression des intérêts d’une classe, le résultat d’une « conscience fausse » (Engels). Selon Marx, la classe bourgeoise ne possède pas que les moyens de production, elle détient aussi les instruments culturels qui consolident sa position économique, les normes et les valeurs qui rendent légitimes ces institutions et les rapports de production existants (c’est cette fonction justificative que Marx et Engels appellent idéologie). Cette idéologie est une conscience fausse, car elle présente certains concepts, certaines idées et valeurs (la propriété, par exemple) comme des entités naturelles et universelles et ne permet pas de mettre en évidence leur caractère historique. Cependant, le terme d’idéologie entendu au sens marxiste d’instrument de domination, n’est pas entré dans la langue de la fin du dix-neuvième siècle : la définition que donne Marx dans L’Idéologie allemande est alors peu connue. Le terme n’est pas encore employé par les anarchistes mais leur analyse est proche des problématiques modernes [2] : l’analyse des mécanismes de l’idéologie comme dé-formation du réel, est bien présente chez les écrivains anarchistes. Ce qu’ils dénoncent, dans leur vocabulaire, c’est l’idée qui se fige en dogme, la certitude qui remplace le doute et la critique : c’est bien ce qu’aujourd’hui nous entendons par idéologie, système au sein duquel la vérité ne laisse place à aucune question [3].
L’idéologie (au sens moderne) - ou le dogmatisme (selon l’expression des écrivains anarchistes) -, n’est pas un simple système d’idées, ni une déformation du réel par la pensée, c’est l’idée qui se substitue au réel et lui impose sa logique, son système incontestable. En ce sens, tout idéologie porte en germe le totalitarisme. Comme le dit Hannah Arendt :
« Il existe trois éléments spécifiquement totalitaires qui sont propres à toute idéologie : la prétention à tout expliquer, l’émancipation de la réalité, la cohérence qui n’existe nulle part dans le domaine de la réalité » [4].
L’utopie, comme l’idéologie, est un concept polémique. On peut, suivant Karl Mannheim, aborder l’idéologie et l’utopie au sein d’un même cadre structurel. On opposera alors l’utopie, qui tend à ébranler, partiellement ou totalement, l’ordre des choses qui règne à ce moment, à l’idéologie, qui préserve cet ordre des choses. Mais il faut être conscient que l’utopie et l’idéologie ne sont pas des concepts théoriques, mais des concepts politiques qui doivent demeurer polémiques. Paul Ricœur nous rappelle que le jugement porté sur une idéologie l’est toujours depuis une utopie [5]. Pour lui, la seule manière de sortir du cercle dans lequel l’idéologie nous entraîne, c’est d’assumer une utopie, de la déclarer, et de juger de l’idéologie de ce point de vue. Idéologie et utopie font sens ensemble comme une paire de concepts opposés :
« La tentative même de déterminer le sens du concept "utopie" montre dans quelle mesure toute définition dépend nécessairement, dans la pensée historique, de la perspective de son auteur, c’est-à-dire qu’elle contient en elle-même tout le système de pensée représentant la position du penseur en question et spécialement les évaluations politiques qui se cachent derrière ce système de pensée » [6].
Or, poursuit Ricœur, la fonction la plus radicale de l’utopie est inséparable de la fonction la plus radicale de l’idéologie : toutes deux rencontrent le même point crucial, celui de l’autorité. Toute utopie ne doit-elle pas à un moment se confronter au problème du pouvoir ? L’utopie est rendue possible parce qu’il existe un problème de crédibilité dans tous les systèmes de légitimation et d’autorité. À la fin du dix-neuvième siècle, l’utopie est vue par les anarchistes comme ce qui s’oppose au dogmatisme : on dirait aujourd’hui qu’elle est à l’opposé de l’idéologie.
« L’exercice utopique salutaire »
André Veidaux présente, dans Le Libertaire du 20 janvier 1901, l’anarchisme comme « l’exercice utopique salutaire » pour lutter contre les idées du communisme-autoritaire :
« Lors donc, nous pensons démontrer par la suggestion des chiffres statistiques et des calculs logiques que, si la pratique du communisme-autoritaire est chose aisée (comme toutes les médiocrités d’esprit abdominocentrique et toutes les gueuseries de matière immorale), l’œuvre d’anarchisme et d’individualisme libertaire doit être envisagée comme l’exercice utopique salutaire, urgent de reconnaissance et prochain de réalisation ! » [7]
Pour André Veidaux, la pratique du socialisme autoritaire est donc « chose aisée », parce qu’elle ne remet pas en cause fondamentalement les manières de penser de la société bourgeoise. L’utopie anarchiste est libératrice, car elle permet de débusquer les idées reçues, de lever les masques idéologiques dont se pare le pouvoir.
Nous avons vu dans la partie précédente que les écrivains anarchistes sont conscients de l’emprise de l’idéologie sur la littérature et tentent de la démasquer, en la montrant à l’œuvre y compris dans des discours qui se prétendent « objectifs ». Mais le risque est grand, pour ces fictions, de constituer elles-mêmes des idéologies. Je voudrais maintenant essayer de montrer comment les écrivains anarchistes ont recours à l’utopie pour se prévenir de toute idéologie.
Voilà la gageure qui se pose aux écrivains anarchistes qui tentent de dire ce qu’a été la Commune de Paris : dénoncer l’idéologie qui imprègne les discours sur l’Histoire sans reproduire eux-mêmes une histoire idéologique. On a vu qu’ils relèvent le défi en assumant pleinement l’utopie qui est la leur. On se rappelle la phrase de Kropotkine : à ceux qui nous reprochent d’être utopistes, « nous n’aurons qu’à leur demander si, eux aussi, n’ont pas leur "utopie" ? » L’utopie est-elle le fait des rêveurs anarchistes, de ceux qui esquissent le tableau d’une société sans hiérarchie et sans inégalités ? N’est-elle pas plutôt chez les économistes qui veulent nous persuader que la loi du Capital est la seule vraie ? « L’utopie consiste à croire qu’un être puisse régler la vie d’un autre être, et à plus forte raison, la vie d’un grand nombre d’autres êtres » écrit F. Duhamet dans sa République révolutionnaire [8]. Dénoncer le réel social comme étant lui-même fondé sur des fictions – qui sont donc susceptibles d’être écrites autrement - et proposer des manières alternatives de penser ce réel, voilà la tâche des écrivains anarchistes.
Le « non-lieu » pour déstabiliser le « lieu commun »
L’utopie, étymologiquement le « non-lieu », est alors ce qui, dans les œuvres de fiction, s’oppose au lieu commun. Si le « lieu commun » est d’abord la garantie d’une parole commune, pouvant être partagée par tous, c’est aussi le risque d’une parole normative, entraînant l’uniformité, le conformisme. Il y aurait ainsi un usage démagogique du lieu commun, qui le rabaisse au rang de l’idée reçue, du stéréotype. La présence de stéréotypes dans un texte suppose une communauté de culture, un corpus de références partagées entre l’auteur et les lecteurs : le texte reste familier pour les lecteurs, les conforte dans leurs préjugés plutôt que de les remettre en question. Car le stéréotype fonctionne dans un texte comme une unité de signification qui renvoie les lecteurs à leurs présupposés. Les œuvres des anarchistes ont au contraire pour but de remettre en cause ces lieux communs partagés par tous – ou par le plus grand nombre.
Car il en va du lieu commun comme de l’usage de la démocratie. Les anarchistes critiquent la démocratie parce qu’elle est pour eux ce lieu de fausse égalité, où la majorité fait loi, où règne la démagogie. La véritable démocratie, démocratie directe, est à construire à tous les instants : elle demande une véritable réflexion et un effort continu. De même, le lieu commun, pour les anarchistes, se doit d’être sans cesse questionné pour ne pas devenir un lieu « reçu », acquis une fois pour toutes. L’utopie a pour les anarchistes cette fonction de déstabilisation des lieux communs.
Le réflexe d’utopie, entièrement assumé, est justement ce qui prévient auteurs et lecteurs contre le risque de l’idéologie : l’exigence utopique permet à l’Idée anarchiste de ne jamais se figer, se cristalliser, en un système clos sur lui-même, de ne jamais devenir un dogme ou une nouvelle religion. L’utopie ne doit donc pas être un but mais une méthode. L’utopie agit ainsi dans la fiction pour provoquer un autre regard sur le réel : ce qui intéresse les anarchistes dans l’utopie, c’est la force de changement dont elle est porteuse et qui jamais ne risque d’enrégimenter les lecteurs.
Je voudrais montrer ici comment les fictions anarchistes se gardent du risque de l’idéologie et de la littérature à thèse.
L’étude de quelques textes, en particulier des romans d’André Léo, Georges Eekhoud et de Louise Michel, qui ne sont pas des utopies au sens strict mais qui contiennent des éléments utopiques, nous permettra de voir comment l’utopie est utilisée par ces écrivains pour aider les lecteurs à effectuer ce « pas de côté » leur permettant d’appréhender la réalité d’un autre point de vue.
Je verrai ensuite, dans un parcours assez libre (empruntant un cheminement vagabond), comment l’utopie anarchiste combat la pensée dogmatique, quelles sont les visions que les écrivains anarchistes proposent et qui, implicitement, s’opposent aux lieux communs. J’ai choisi trois angles de vue qui permettent de donner un aperçu des idées développées dans les fictions : la vision de liens sociaux basés sur la solidarité, le rejet de la loi au profit de l’inconnu, et l’affirmation d’une position – d’une situation dans l’espace – qui est celle de « l’en-dehors ».
On trouve en effet dans les textes utopiques anarchistes des thèmes privilégiés : une vision des liens sociaux qui ne fait jamais système (tout système est faux, vecteur d’oppression, disent les anarchistes), une certaine conception du « corps social », considéré comme pouvant intégrer toutes les oppositions et toutes les dissidences, un refus de la loi qui s’appuie sur la vie et sur les forces de changement, le choix d’une position radicalement et définitivement « en marge ». Ce sont là autant de défenses contre les tentations anti-démocratiques et totalitaires de tous les pouvoirs.
Je verrai comment ces approches dictent des stratégies d’écriture : quels sont les liens de solidarité et de respect qui unissent lecteur et auteur, comment l’ironie est constamment utilisée pour éviter tout discours autoritaire, et enfin comment la position de l’en-dehors conduit à une lecture du soupçon. Ces motifs souvent développés par les anarchistes se retrouvent, en effet, mis en place à l’intérieur même du texte littéraire, dans le rapport institué entre l’auteur et le destinataire [9], en particulier dans l’énonciation, fortement marquée par l’ironie.
Caroline GRANIER
"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.
[1] J’entends par idéologie : « un système global d’interprétation du monde social » (Raymond Aron), doté d’« une existence et d’un rôle historique au sein d’une société donnée » (Louis Althusser) (d’après le Dictionnaire d’analyse du discours, 2002, p. 301).
[2] L’idée que l’idéologie est dangereuse et les études de son usage par les systèmes totalitaires sont des phénomènes récents. Les Weltanschauungen et les « idéologies » du XIXe siècle ne sont pas en elles-mêmes totalitaires, même si elles contiennent des éléments totalitaires. En réalité, c’est la nature réelle de toutes les idéologies qui s’est révélée soudainement dans le rôle qu’a joué l’idéologie dans l’appareil de domination totalitaire, comme l’a montré Hannah Arendt, qui définit ainsi l’idéologie : « Une idéologie est très littéralement ce que son nom indique : elle est la logique d’une idée » (Le Système totalitaire, 1972, III, p. 216). L’idée devient, dans l’idéologie, instrument d’explication. Grâce à elle, l’histoire peut faire l’objet d’un calcul. Sa « logique » propre, c’est-à-dire le mouvement qui est la conséquence de l’« idée » elle-même, lui permet de tenir ce rôle (la philosophe prend l’exemple du racisme, croyance qu’il y a un mouvement inhérent à l’idée même de race). Dès que la logique est appliquée à une idée, cette idée se transforme en prémisse : « Les idéologies admettent toujours le postulat qu’une seule idée suffit à tout expliquer dans le développement à partir de la prémisse, et qu’aucune expérience ne peut enseigner quoi que ce soit, parce que tout est compris dans cette progression cohérente de la déduction logique » (idem, p. 218). Hannah Arendt relève trois éléments spécifiquement totalitaires propres à toute pensée idéologique : « dans leur prétention à tout expliquer, les idéologies ont tendance à ne pas rendre compte de ce qui est, de ce qui naît et meurt » (p. 219) ; « la pensée idéologique s’affranchit de toute expérience, dont elle ne peut rien apprendre de nouveau » (ibidem) ; « puisque les idéologies n’ont pas le pouvoir de transformer la réalité, elles accomplissent cette émancipation de la pensée à l’égard de l’expérience au moyen de certaines méthodes de démonstration » (p. 220). Une fois les prémisses établies, rien ne peut influencer la pensée idéologique, qui ne peut tirer aucun enseignement de la réalité. Aussi est-il dans la nature même de l’idéologie que son contenu (par exemple, pour le marxisme : la classe laborieuse), qui fut à l’origine de « l’idée » (la lutte des classes comme loi de l’histoire) soit dévorée par la logique avec laquelle « l’idée » est mise en exécution : « Le sujet idéal du règne totalitaire n’est ni le nazi convaincu, ni le communiste convaincu, mais l’homme pour qui la distinction entre fait et fiction (i.e. la réalité de l’expérience) et la distinction entre vrai et faux (i.e. les normes de la pensée) n’existent plus » (p. 224).
[3] Claude Lefort a analysé l’attitude des militants communistes, dans les goulags, et a remarqué que, ce qui les préserve, c’est la certitude : aucune question ne peut faire intrusion dans la réponse qu’ils possèdent (Claude LEFORT, Un homme en trop…, 1976).
[4] Hannah ARENDT, Le Système totalitaire, 1972, III, p. 219.
[5] Paul RICŒUR, L’Idéologie et l’utopie, chapitre IV, « La mentalité utopique », 1997.
[6] Paul RICŒUR, ouv. cité, p. 131.
[7] André Veidaux, « Les utopies majeures », Le Libertaire, 20-27 janvier 1901.
[8] F. DUHAMET, La République révolutionnaire, Paris, A. Ghio, 1889, p. 227.
[9] NB : « Le terme de destinataire est employé pour désigner le sujet auquel s’adresse un sujet parlant lorsque celui-ci écrit ou parle » ; il peut être le récepteur, l’individu qui reçoit effectivement le message, ou le sujet idéal visé par le sujet parlant (Dictionnaire d’analyse du discours, 2002, p. 168).