Introduction : Possibles détruits ou possibles à construire
Un autre monde est possible
J’ai analysé quelques œuvres mettant en scène le système représentatif – ou son refus : les écrivains anarchistes dénoncent les impostures de la représentation politique comme de la représentation financière, et incitent à réfléchir sur le rôle des mots dans les processus de domination. Mais ils ne se contentent pas de dénoncer le système en place : ils vont aussi montrer qu’il y a une alternative au système capitaliste et à la République bourgeoise, et pour cela, ils vont rendre visibles d’autres rapports sociaux possibles.
La lutte contre les rapports de domination est en effet toujours susceptible de provoquer le ressentiment, si elle en reste à la rupture et au refus. Mais à partir de la révolte, l’anarchie se transforme en force affirmative capable de recomposer le monde autrement :
« L’anarchie positive [notion proudhonienne] c’est l’affirmation d’une dynamique et d’un agencement nouveau capables de libérer les forces collectives de leurs entraves et de leur permettre d’aller jusqu’au bout de ce qu’elles peuvent » [1],
écrit Daniel Colson.
Ayant dénoncé les « fictions » du politique et de l’économie, les écrivains anarchistes vont s’attaquer aux fictions de l’Histoire. En lisant l’histoire officielle de la Commune de Paris, celle qui est écrite par les vainqueurs et que l’on apprend dans les écoles de la Troisième République, ils se rendent compte que cette Histoire est déformée à des fins idéologiques. Écrire ce qu’a été la Commune de Paris – du point de vue des vaincus - revient alors à reprendre possession de l’Histoire, afin de pouvoir agir sur le cours des événements. L’écriture des utopies littéraires a le même but : bien que la société future anarchiste ne puisse se planifier, la représentation d’une autre société joue un rôle dans l’Histoire, en ce qu’elle est incitation à un autre futur.
Représenter ce qui n’a pas de place dans la littérature
La littérature a aussi ce rôle, pour les anarchistes, de dire ce qui ne peut se dire ailleurs (dans les discours historiques ou sociologiques). La littérature est le moyen de faire exister des groupes, des individus, qui n’ont pas la parole dans la société. C’est le cas par exemple des Communards, à qui l’on a dénié une place dans l’Histoire. C’est dans la littérature qu’ils vont essayer de dire leur expérience, de transmettre aux lecteurs un témoignage sur ce que fut la Commune de Paris, de lui redonner un sens politique et social. Les écrivains anarchistes sont parmi les premiers à tenter de dire la Commune, en s’opposant aux travestissements de l’histoire officielle. Il s’agit pour eux de trouver un langage qui « colle » à l’événement, et qui échappe à l’idéologie – ce qui, paradoxalement, ne peut se faire que si l’écrivain prend pleinement conscience de son engagement. Ainsi seront dévoilés les enjeux idéologiques présents dans le seul fait de représenter un événement historique.
Autres histoires qui n’ont pas de place au sein de l’idéologie dominante : les utopies anarchistes. L’idéologie dominante veut imposer l’idée que la société libertaire, sans hiérarchie et sans autorité, est une « utopie », ne pourra jamais accéder à l’Histoire. Les écrivains anarchistes tentent alors de mettre en scène ces « utopies », tout en les insérant dans l’Histoire en train de se faire.
Des histoires chassées de l’Histoire
Insistons enfin sur les enjeux, sociaux et politiques, des utopies. Les utopies comme non-lieu sont le plus souvent nommées telles pour justifier leur mise à l’écart de l’histoire : Michèle Riot-Sarcey montre bien, dans son introduction au Réel de l’utopie, comment le discours utopique a été classé hors du temps historique, et les utopies ainsi renvoyées à une représentation textuelle ou imagée qui ne leur permet pas d’accéder au concret [2].
« À la faveur d’une renaissance des idées communautaristes, "l’utopie" resurgira et sera construite comme Utopie pour conjurer la subversion ; d’un même mouvement la question sociale sera évacuée de la représentation politique » [3].
Ce sont autant de projets considérés comme novateurs ou subversifs, que les autorités préfèrent situer en terres d’ailleurs ou d’« utopies » afin de ne pas affronter la part de réel qu’elles contiennent. En effet toute utopie, c’est-à-dire toute perspective d’un devenir meilleur, ou pour le moins autre, prend sa source dans des réalités concrètes : l’imaginaire, alors à l’œuvre, cherche à transformer les rapports sociaux existants ou à construire une société idéale.
Caroline GRANIER
"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.
[1] Daniel COLSON, Petit lexique philosophique de l’anarchisme…, 2002, p. 28.
[2] « Selon l’opinion de ceux qui espèrent un mieux-être, il n’est pas question d’utopie, mais tout simplement de transformations sociales, pensées en termes de réformes de structures et des droits de tous et de chacun » (Michèle RIOT-SARCEY, Le Réel de l’utopie, 1998, p. 32).
[3] Michèle RIOT-SARCEY, ouv. cité, p. 32. Et plus loin : « Il ne s’agit pas de révolution au sens classique de prise de pouvoir mais d’un esprit révolutionnaire qui engage tous ceux qui cherchent à transformer l’état des rapports sociaux » (p. 32-33).