Introduction. La Commune : Entre littérature et Histoire
Les relations entre littérature et histoire ne sont pas, au dix-neuvième siècle, figées : Balzac pouvait à son époque se dire historien, instaurant une compétition entre la fiction et l’Histoire, un combat pour la représentation de la réalité entre les romanciers et les historiens. Le rôle de l’historien tend cependant à se préciser à la fin du siècle : à lui de dire le réel, et au romancier d’élaborer des fictions. Mais au lendemain de la Commune de Paris, il apparaît nettement aux yeux des anarchistes que l’historien faillit à son rôle : Versailles instaure une propagande officielle qui travestit le sens de l’événement historique. Il appartient alors aux écrivains de reprendre possession de l’histoire. L’écrivain anarchiste va devenir celui qui démystifie les fictions (fictions sociales ou historiques) [1].
La Commune de Paris, plus qu’un autre événement historique avant elle peut-être, a été totalement déformée par les historiens de son temps. Elle est un événement traumatisant dans l’histoire politique de la France, comme le montre la répression terrible dont elle a été victime. La disproportion entre la répression et les mesures prises pendant la Commune (mesures qui seront pour la plupart adoptées par la République opportuniste quelques années plus tard) est une preuve de ce qui, dans la Commune, était impossible à intégrer pour la République [2]. « La Commune cristallise une inquiétude irrationnelle, inexplicable et sans doute inextricable » [3], écrivent Roger Bellet et Philippe Régner dans l’introduction de l’ouvrage collectif Écrire la Commune. La nouveauté de la Commune réside en grande partie dans le soulèvement du peuple, dans l’absence de chefs, bref, dans l’élément proprement anarchiste : politiquement - le fédéralisme - et socialement - l’idée d’une république sociale, dépassant la simple république politique. La répression révèle la véritable dimension de la lutte des classes. Mais cette répression restera pendant longtemps un point noir dans l’histoire de France : la Troisième République avait tout intérêt à faire oublier qu’elle était née des milliers de morts de la Commune. Il s’agit bien à l’époque de chasser les communards, corps étrangers, de l’histoire de France, de les rendre invisibles. Dans le discours par lequel il soutient sa proposition de loi d’amnistie, Gambetta déclare le 10 juillet 1880 :
« Il faut que vous fermiez le livre de ces dix dernières années, que vous mettiez la pierre tumulaire de l’oubli sur tous les crimes et tous les vestiges de la Commune et que vous disiez à tous qu’il n’y a qu’une France et qu’une République » [4].
L’histoire de la Commune c’est donc l’histoire de l’insurrection populaire de mars à mai 1871, mais c’est aussi l’histoire des tentatives, ensuite, pour étouffer sa mémoire. Le sens de la Commune a été nié par l’histoire officielle : elle est représentée comme un accident, une guerre fratricide, qu’il faut pouvoir oublier au plus vite. Pour la première fois, d’une façon aussi évidente, la presse joue un rôle important de désinformation. Versailles instaure un système de propagande efficace, qui entretient le mensonge et la peur. Face à cette version tronquée de l’histoire, certains écrivains vont essayer de rétablir un sens - avec difficulté. Tous ceux qui racontent la Commune semblent raconter son non-sens ou plutôt son excès de sens :
« "L’énigme" de la Commune est assurément dans la longue incapacité de l’histoire et des historiens d’en dégager au moins le noyau historique dont nous avons parlé (nullement entier et définitif), mais aussi dans la longue patience de la littérature pour perpétuer le souvenir, pour en élaborer une matière romanesque, pour recourir à l’imaginaire afin d’en rendre quelque peu compte » [5],
écrivent encore Roger Bellet et Philippe Régnier.
On comprend mieux alors pourquoi la Commune de Paris a suscité des mythes et des légendes. À tel point que l’on peut alors se demander, avec les auteurs de l’ouvrage Écrire la Commune, si la Commune n’appartient pas plus à la littérature qu’à l’histoire : puisque l’histoire a tant de mal à reconnaître, à assumer la Commune, « n’est-ce pas parce qu’elle appartiendrait, d’abord, plutôt à la littérature ? » [6]
La Commune est, à la fin du siècle, « irreprésentable » d’abord en raison de la censure. Une pièce aussi anodine que Jacques Damour, adaptée par Léon Hennique d’une nouvelle de Zola, est interdite à la scène parce qu’elle montre l’histoire d’un communard de retour d’exil. Pour pouvoir faire représenter la pièce, Hennique doit laisser de côté tant de passages sur la Commune que le spectateur finit par ne plus savoir pourquoi son héros revient de Nouvelle-Calédonie [7].
Il est donc extrêmement difficile de parler de la Commune dans les années qui suivent son écrasement, et si l’on prend en compte le phénomène de l’auto-censure, on comprend aisément qu’il y ai étonamment peu de romans ou de pièces de théâtre ayant pour cadre la Commune à la fin du dix-neuvième siècle (les chansons, elles, échappent plus facilement au contrôle de la censure) [8].
Ainsi peut-on parler de l’effacement de la Commune dans la littérature de l’époque tout comme dans l’histoire politique. Pierre Masson consacre dans son livre Le Disciple et L’Insurgé un chapitre entier à ce thème.
« À l’égard de la Commune, [le nouveau régime] doit faire en sorte que cet événement n’ait pas eu lieu, soit par un gommage pur et simple, soit en le faisant passer du terrain de la politique à celui de la morale et de la métaphysique : les communards n’ont donc jamais été les porteurs d’un idéal révolutionnaire, ils ne furent, odieux ou ridicules, que l’instrument de la volonté divine » [9].
Pierre Masson parle à ce propos d’une « dérive conservatrice » de l’écriture romanesque : en effet, la plupart des écrivains s’emploient à obscurcir le sens de l’événement, s’efforçant de montrer que la Commune n’était qu’un mauvais rêve, que rien n’a eu lieu, et que la République n’est que la continuité de l’Empire. Dans les romans anti-communards, on dénie aux personnages de Fédérés tout projet politique ou social, les présentant comme des marionnettes, des brutes, voire, souvent, des bêtes [10].
Face à cet effacement, à ce « gommage », les écrivains anarchistes tentent de représenter ce qui ne l’est pas, de rendre la parole à ceux que l’on n’entend pas, de donner un sens à ce qui paraît n’en avoir pas – toujours dans l’optique d’une « reprise de possession ». C’est l’Histoire qu’il faut écrire, afin de ne pas en laisser le monopole à d’autres. À Gambetta et sa « pierre tumulaire de l’oubli », Louise Michel répond, dans un poème intitulé « Paris » [11], en exhortant les spectres du passé à se lever et « [lever] les pierres sépulcrales ».
De même qu’ils tentent de mettre à nu les mécanismes de la finance et les rouages du capitalisme, ou bien le fonctionnement du système représentatif, les écrivains anarchistes veulent rétablir ce qu’a véritablement été la Commune de Paris, tout en disant –
et c’est l’originalité de leur démarche - les motifs de son effacement dans la littérature.
Là encore, l’événement de la Commune touche au problème de la langue et de son utilisation. Aux défenseurs de la Commune, on reproche un mauvais usage du langage : suite au rôle qu’il a joué dans la Commune, Jules Vallès est rayé par la Société des gens de lettres de la liste de ses membres le 1er juillet 1874. La critique d’un écrivain qui peut apparaître comme pro-communard va de pair avec une critique de sa langue. Barbey d’Aurevilly, estimant que L’Année terrible est trop tendre pour les vaincus, apostrophe Hugo en ces termes : « Vous pouvez renoncer à la langue française qui ne s’en plaindra pas, car depuis longtemps vous l’avez éreintée. Écrivez votre prochain livre en allemand » [12].
Pour de nombreux écrivains, le risque est en effet de voir le peuple revendiquer un rôle plus actif, une participation à la politique. L’intrusion du peuple sur la scène politique est perçue comme une « effraction » - comme l’illustre cette note lexicale de Barbey d’Aurevilly :
« Amnistiards - comme on dit : communards, et pour les mêmes raisons. L’un n’est pas plus français que l’autre. Mais il ne faut pas des noms français aux choses qui ne sont pas françaises. Les amnistiards pouvaient entrer dans la langue comme les communards, qui y ont fait effraction et qu’y voilà établis, forçant le dictionnaire, le traitant comme un monument » [13].
C’est aussi ce qu’illustre une note de la censure écrite au sujet d’un roman-feuilleton (L’Infâme), en 1903 : « Les mots Commune, communards, n’existent plus » [14]. Cela se traduit en particulier par le fait que la censure des œuvres dramatiques raye systématiquement les mots Commune et communards, et remplace fédérés par insurgés [15].
Écrire sur la Commune revient dès lors à revendiquer son appartenance à l’Histoire, son rôle fondateur dans la construction de la Troisième République, à faire entrer les communards dans la société et les mots que l’on cherche à supprimer dans le dictionnaire.
Mais écrire sur la Commune pose aux écrivains des problèmes nouveaux. D’abord à cause de la censure (et à cet égard, s’il y a si peu d’œuvres qui traitent directement de la Commune, en particulier les pièces de théâtre, c’est sans doute parce qu’un travail d’autocensure s’effectue). Ensuite, parce qu’il s’agit d’un soulèvement collectif, dont peu de grandes figures se dégagent : peut-on écrire une Histoire du peuple sans héros ? Enfin, en voulant mettre en scène la Commune, les écrivains se heurtent à la question de l’idéologie à l’œuvre dans l’écriture de l’Histoire – le terme idéologie étant compris ici dans le sens d’ensemble des idées, des croyances et des doctrines propres à une époque, à une société ou à une classe. Discours motivé, porteur de fausse conscience, l’idéologie est perçue par les écrivains anarchistes comme ce qui déforme l’écriture de l’Histoire.
J’ai choisi d’étudier ici, les unes en regard des autres, quelques œuvres pro-communardes écrites par des sympathisants ou militants anarchistes. Il s’agit de se demander comment la Commune est représentée, ou bien pourquoi elle n’apparaît pas dans certaines œuvres. Partir de quelques textes d’auteurs anarchistes permet une relecture d’autres romans : on peut ainsi cerner l’originalité et l’apport des écrivains anarchistes en leur temps. Il s’agit également de relier ces textes sur la Commune aux problématiques précédemment mises en évidence comme la critique de la spéculation ou celle de la représentation politique. Je ferai ici l’hypothèse que, plus que l’événement de la Commune, la répression qu’elle a subie et le traitement historique dont elle a fait l’objet ont bouleversé en profondeur la littérature, en posant le problème de la représentation littéraire de l’Histoire. La répression et le silence qui suivent l’événement interrogent les écrivains sur la façon dont on écrit l’Histoire. Contre les mensonges de la propagande versaillaise, les écrivains vont tenter d’écrire une Histoire plus conforme aux faits, sans pour autant revendiquer une quelconque « objectivité » dans leur démarche. En effet, après la Commune, il est impossible de rester neutre. Le statut de l’écrivain est ainsi remis en cause – dans le même temps où est dénoncé le pouvoir de l’idéologie dans les textes littéraires.
Caroline GRANIER
"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.
[1] Selon les mots de l’écrivain contemporain Carlo Guinzburg : c’est « la démystification de ces fictions qui permet d’en mesurer justement la signification historique, l’efficacité symboliste, etc. » (« De près, de loin. Des rapports de force en histoire », dans Vacarmes, janvier 2002).
[2] « On voit que ces mesures, parfois relativement audacieuses pour l’époque, ne portaient aucune atteinte à la propriété privée ; l’essentiel en est sans doute la création des coopératives ouvrières. Rien là de quoi perturber la société et justifier la Terreur et la Panique que suscita, entre autres, la presse » (introduction à Écrire la Commune…, « La Commune, ses mythes et ses récits », 1994, p. 11).
[3] Introduction à Écrire la Commune…, 1994, p. 7.
[4] Cité par Bertrand Tillier, « La Commune de Paris : une révolution sans peinture ? » dans 48|14, La Revue du musée d’Orsay, n° 10, printemps 2000, p. 73.
[5] Roger Bellet et Philippe Régnier, introduction à Écrire la Commune, 1994, p. 14.
[6] Ibidem.
[7] Voir Josette Parrain, « Censure, théâtre et Commune (1871-1914) », dans Le Mouvement social, 1972. La pièce doit en fait sa célébrité à son insertion dans la bataille du théâtre naturaliste : elle marque l’ouverture du Théâtre Libre d’Antoine les 29 et 30 mars 1887. « Plutôt qu’un ancien de 1871 qu’on avait la possibilité de montrer pour la première fois librement sur scène, Antoine a campé un pauvre diable malchanceux. Ce n’était d’ailleurs pas trahir les auteurs : Hennique, aidé de Zola, n’avait eu que des soucis de dramaturge » (p. 335-356).
[8] Ce n’est pas non plus dans la peinture que trouve à s’illustrer la Commune (au contraire des révolutions précédentes). C’est la photographie qui constitue le principal témoignage, mais on voit aussi les premiers photomontages truqués.
[9] Pierre MASSON, Le Disciple et L’Insurgé…, 1987, p. 16.
[10] Sur ce sujet, voir en particulier Paul LIDSKY, Les Ecrivains contre la Commune (1970).
[11] Louise Michel, « Paris », poème inédit, publié par Robert Brécy dans La Chanson de la Commune…, 1991, p. 16.
[12] Barbey d’Aurevilly, cité dans « Revue de la critique », L’Année terrible, dans Victor HUGO, Œuvres complètes, Poésie, Paris, Paul Ollendorff, 1914, VIII, p. 364.
[13] Jules BARBEY D’AUREVILLY, Dernières polémiques, Paris, A. Savine, 1891, p. 25.
[14] Rapporté par Josette Parrain, « Censure, théâtre et Commune (1871-1914) », dans Le Mouvement social, 1972.
[15] Voir Josette PARRAIN, Censure, théâtre & Commune…, 1973, qui note que le terme communards connaît d’abord un emploi péjoratif pour désigner les Fédérés et évolue ensuite, devenant un vocable historique.