MICHEL, Pierre, " Octave Mirbeau - Les Contradictions d’un écrivain anarchiste "

MIRBEAU, Octave (1848-1917)TOLSTOÏ, Léon (1828-1910)MICHEL, Pierre (1942-....) MICHEL, Pierre (1942-....)

Ce texte est paru dans Littérature et anarchie, Presses de l’Université de Toulouse-Le Mirail, 1998

De tous les écrivains attirés par la doctrine anarchiste au cours des années 1890, Octave Mirbeau n’est pas seulement le plus titré, ni celui qui a eu le plus d’impact, que ce soit par ses chroniques du Figaro et du Journal ou par ses grands succès populaires au théâtre et dans le domaine de la fiction. Il est aussi celui qui a fait, le plus durablement, de son ralliement à l’idéal libertaire le pivot de tout son engagement politique et littéraire, et qui y est resté constamment fidèle, en dépit des apparences : dès 1873, alors qu’il prostitue sa plume et sert la cause de l’Appel au peuple dans L’Ordre de Paris, il voit dans la doctrine de Proudhon la seule alternative au bonapartisme [1] ; et, 43 ans plus tard, alors qu’il est réduit au silence par la maladie et un vieillissement accéléré, et qu’il est écrasé par l’abomination de la guerre, il confie à Georges Docquois venu l’interviewer : "Je n’ai pas changé. Je suis toujours anarchiste. Mais chez moi, depuis la guerre, l’anarchiste dort. Si je vis, l’anarchiste se réveillera plus intransigeant que jamais"  [2]. Hélas ! il n’a plus que trois mois à vivre.
Cependant l’anarchisme de Mirbeau n’est pas sans poser des problèmes du fait des multiples contradictions auxquelles il s’est heurté :

 contradictions d’ordre théorique : entre, d’une part, son rousseauisme naturiste et, d’autre part, l’influence décisive exercée sur lui par le marquis de Sade, par Darwin et, surtout, par Schopenhauer ;

 contradictions d’ordre social : entre son idéal libertaire et les impératifs de son métier d’homme de plume obligé de vendre sa copie sur le marché des cervelles humaines ;

 contradictions d’ordre littéraire : entre sa contestation radicale des formes littéraires, notamment du roman, et le recours quasiment obligé à des genres qu’il juge dépassés et mystificateurs ;

 contradictions d’ordre politique enfin : entre sa conception de la mission de l’artiste et les nécessités du combat politique.
ROUSSEAU, DARWIN ET SCHOPENHAUER
Sur le plan théorique, on peut dégager trois contradictions majeures :
1. Entre son rousseauisme et son obsession de "la loi du meurtre" -que Joseph de Maistre appelait "la loi de la destruction universelle".
Sous l’influence de Jean-Jacques, Mirbeau connaît souvent la tentation de se rallier à une philosophie d’inspiration naturiste. Elle transparaît par exemple dans certaines utopies journalistiques de ses débuts, telles que "Royaume à vendre" [3], où il rêve d’une société proche de la nature, sans état, sans école, et, partant, sans misère, sans haine et sans révolte. Elle apparaît aussi dans les prêches de l’abbé Jules, qui souhaite réduire au minimum "les obligations sociales", "qui toutes engendrent les vices, les crimes, les hontes", et s’éloigner "le plus possible des hommes", afin de se rapprocher "des bêtes, des plantes, des fleurs, en vivant comme elles de la vie splendide qu’elles puisent aux sources mêmes de la nature, c’est-à-dire de la beauté" [4]. C’est aussi ce naturisme qui, dans sa dernière oeuvre, Dingo (1913), l’amène, dans le droit fil des cyniques grecs, à opposer systématiquement la beauté et l’intelligence d’un chien, fût-il carnassier, à la laideur et à l’imbécillité des humains croupissant dans leurs bauges. On comprend dès lors qu’il n’ait de cesse de stigmatiser la société, organisée tout entière pour écraser l’individu, qu’il s’en prenne à l’État "assassin et voleur" [5], et qu’il voie dans l’anarchie "la reconquête de l’individu"et "la liberté du développement de l’individu, dans un sens normal et harmonique" [6].
Mais en même temps, héritier du divin Marquis, et, paradoxalement, de Joseph de Maistre, il ne cesse de réaffirmer l’universalité de l’inexpiable "loi du meurtre", qui le révulse. Certes, il sait pertinemment que c’est la société, et particulièrement la société capitaliste du XIXe siècle, qui porte la plus grande part de responsabilité dans les monstrueux cataclysmes qui continuent de ravager l’humanité -par exemple les guerres inter-impérialistes, ou les expéditions coloniales, qui transforment des continents entiers en de terrifiants jardins des supplices ; et l’ironique dédicace du Jardin des supplices, précisément, "aux Prêtres, aux Soldats, aux Juges, aux Hommes qui éduquent, dirigent, gouvernent les hommes", sonne bien comme une accusation vengeresse. Mais il n’en reste pas moins que cette "loi du meurtre" est antérieure à toute organisation sociale. C’est une loi naturelle, qui régit les relations entre toutes les espèces vivantes, et la société ne fait jamais que la canaliser au profit des dirigeants, qui y voient la justification et en font le fondement de leur ordre inique et homicide - comme Mirbeau l’expose dans le célèbre "Frontispice" du Jardin des supplices. L’homme prétendument "civilisé" n’est en réalité qu’un grand fauve lubrique et féroce, dont les instincts meurtriers, recouverts d’un léger vernis d’humanité, se réveillent et se défoulent effroyablement à la première occasion, comme l’affaire Dreyfus en a apporté une éloquente illustration.
Si telle est la loi infrangible de la Nature "aux desseins impénétrables", cela a-t-il un sens de rêver d’instaurer un jour une organisation sociale pacifiée qui prétende s’en affranchir ?
2. Entre son darwinisme affiché et son refus du darwinisme social -qu’il ridiculise en particulier dans Les 21 jours et dans sa farce Interview :
Si la Nature impose à toutes les espèces vivantes un duel à mort entre ceux qui mangent et ceux qui sont mangés ; si la sélection naturelle permet aux mieux adaptés de l’emporter et de survivre, cependant que les autres sont condamnés à disparaître, pourquoi n’en serait-il pas de même dans les sociétés humaines ? S’il s’agit d’une loi naturelle immuable et universelle, comment et au nom de quoi contester que les plus aptes et les mieux armés pour le "struggle for life" fournissent les élites dirigeantes et écrasent "le bétail ahuri des humains", comme dit Mallarmé ? Pourtant Mirbeau, toute sa vie, s’est battu inlassablement pour les plus démunis et a, selon la formule de Zola, "donné son coeur aux misérables et aux souffrants de ce monde" [7].
Certes, il a toujours condamné le système de sélection des prétendues élites, et stigmatisé l’arrivisme et l’affairisme qui permettent aux démagogues sans scrupules, tel Eugène Mortain du Jardin des supplices, et aux requins de la finance, tel l’immortel Isidore Lechat des Affaires sont les affaires, d’exercer impunément leur omnipotence criminelle. Mais, en préconisant "une absolue liberté", indispensable à l’épanouissement maximal des potentialités individuelles ; en se proposant de réduire l’État "à son minimum de malfaisance", par peur de l’État tentaculaire et totalitaire des socialistes collectivistes ; en s’opposant à toutes les mesures protectionnistes qui paralysent l’innovation et étouffent "les énergies latentes" et le "pouvoir de création" de l’homme, condamné "fatalement à la routine, à la stérilité, à la paresse, à la mort" [8], Mirbeau ne risque-t-il pas de justifier le règne des plus forts et l’écrasement des larves humaines ? Au nom de la liberté, ne fait-il pas le jeu du libéralisme économique , qui assure le triomphe des brasseurs d’affaires et des spéculateurs et qui, dans la pratique, apparaît comme la totale négation de l’idéal libertaire ? L’ambivalence de ses sentiments à l’égard d’Isidore Lechat, pour qui il ne cache pas sa tendresse, parce qu’il voit en lui un grand créateur, et même "un idéaliste" [9], souligne crûment l’impasse de son culte de la liberté "absolue".
3. Entre sa foi anarchiste et son pessimisme schopenhauerien, qui confine bien souvent au nihilisme [10].
Pour Mirbeau, en effet, et il ne cesse de le proclamer, "la férocité est le fond de la nature humaine" ; les idéaux sont homicides ; le progrès n’est qu’une illusion ; la science, la philosophie, la littérature et l’art ne sont que des "corruptions" ou des "mystifications" ; et les seuls remèdes à l’angoisse existentielle et à la souffrance, consubstantielle à la vie et à la pensée, sont la contemplation et le renoncement des bouddhistes en quête du Nirvana [11]. Dès lors, il y a quelque paradoxe, de la part de notre Don Quichotte, à se battre continuellement dans l’espoir d’"augmenter la somme possible de bonheur parmi les hommes" [12], lors même qu’il est bien convaincu que "la révolte est impuissante" [13], que le troupeau humain, "quoi qu’il fasse, où qu’il aille, s’achemine
vers la mort", et que le progrès n’est qu’"un pas en avant vers l’inéluctable fin" ( [14].
Cette dualité qui le déchire, Mirbeau l’exprime souvent au moyen de dialogues où s’affrontent les deux faces de lui-même, notamment dans le chapitre final des 21 jours d’un neurasthénique (1901) et dans une chronique du 29 mars 1898, "L’Espoir futur". En fait, s’il n’a cessé de lutter pour les valeurs qu’il a faites siennes -le Juste, le Vrai, le Beau -, ce n’est pas parce qu’il y croit comme une dévote croit en son dieu, car ces valeurs n’existent évidemment pas en elles-mêmes et ne sont que le produit des exigences de l’esprit humain. Ce n’est pas davantage parce qu’il en attend une amélioration de la tragique condition de l’homme, qui "se traîne pantelant du néant de la vie au néant de la mort" [15] : il sait que ce serait vain, et il se méfie de "l’opium de l’espérance", avatar des religions "opium du peuple", avec lequel les "mauvais bergers" de toute obédience anesthésient et bernent les prolétaires qu’ils exploitent [16]. Mais parce que le combat pour la justice est, avec la contemplation de l’oeuvre d’art, le seul moyen de conférer à l’existence terrestre, sinon un sens, du moins une dignité, dont tout être pensant a besoin pour contrebalancer le "taedium vitae" et rendre l’existence un peu moins insupportable.
DU PROLÉTAIRE AU JUSTICIER
La deuxième série de contradictions, d’ordre social, tient au statut social d’Octave Mirbeau : il est un professionnel de l’écriture. C’est-à-dire qu’il n’est pas un oisif, un rentier, un mondain, consacrant ses loisirs à la création littéraire ; ni un salarié qui, après ses huit ou dix heures de travail aliénant, trouve une compensation à ses humiliations quotidiennes dans le polissage du chef-d’oeuvre dont il rêve. Il vit de sa plume, et il lui faut trouver sa place dans le champ de la littérature et se dresser, avec ses frères de chaîne, "contre l’infâme capital littéraire"  [17]. Pendant une douzaine d’années, il a été un véritable "prolétaire de lettres" [18] : il a dû, successivement ou tout à la fois, "faire le domestique", comme secrétaire particulier de Dugué de la Fauconnerie et d’Arthur Meyer, "faire le trottoir", comme chroniqueur à gages à L’Ordre de ParisL’Ariégeois, au Gaulois et dans Les Grimaces, et "faire le nègre", en écrivant pour ses divers employeurs des brochures de propagande et des "Salons", des recueils de nouvelles et une pléthore de romans ( [19]. C’est très tardivement, à l’âge de trente-six ans, qu’il a commencé à voler de ses propres ailes, après une retraite de sept mois à Audierne, en 1884. Mais il n’en continue pas moins à dépendre de sa plume pour assurer sa subsistance quotidienne et pour payer les dettes colossales accumulées au cours des quatre années de sa liaison dévastatrice avec une femme à la cervelle d’oiseau et à la cuissse légère, Judith Vimmer -la Juliette Roux du Calvaire. Il est donc condamné à vendre ce qu’il a de plus précieux aux "marchands de cervelles humaines" [20], directeurs de journaux et de revues, éditeurs et négriers. Dans une société où le mercantilisme a tout gangrené et où tout se vend et s’achète comme il ne cesse de le répéter dans tous ses romans "nègres" de l’époque -, l’écrivain est soumis à la même loi d’airain que les prolétaires manuels.
Néanmoins, après le grand tournant des années 1884-1885 [21], deux différences essentielles apparaissent dans les conditions d’exercice de sa profession d’écrivain :

 D’abord, sa réputation de pamphlétaire, de conteur, de critique d’art, et, probablement aussi, de romancier -bien que ses premiers romans aient paru sous pseudonyme -, est suffisamment établie pour qu’il puisse désormais faire jouer à son profit l’inflexible loi de l’offre et de la demande. Il peut faire monter les prix -passant de 125 francs la chronique en 1885 à 300 francs en 1888 et 350 à partir de 1894 -, et il peut traiter à armes moins inégales avec les éditeurs Ollendorff et Charpentier et avec les directeurs du Gaulois, du Figaro, de L’Écho de Paris et du Journal. La menace de sa démission, brandie à plusieurs reprises, suffit le plus souvent à imposer à des rédacteurs en chef sourcilleux ou misonéistes des articles, politiques ou esthétiques, qu’ils ont commencé par refuser de peur d’effrayer leur lectorat.

 Ensuite, il entame sa "rédemption" en mettant dorénavant sa plume exceptionnelle au service des valeurs et des causes qui sont les siennes. Il cesse d’être "un imposteur" [22] pour se battre désormais, à visage découvert et pour son propre compte, en faveur de la justice, dans les arts et les lettres comme dans l’ensemble de la société. Mais, ce faisant, il va à contre-courant des préjugés corrosifs dont la Sainte Trinité - la famille, l’école et l’Église [23] -a enduit les cervelles de ses contemporains, réduisant la grande majorité d’entre eux à l’état de "croupissantes larves" [24]. Il s’est en effet fixé pour objectif d’ouvrir les yeux de ses lecteurs en les obligeant à découvrir toutes choses - notamment les hommes honorés et les institutions les plus respectables - sous un jour nouveau qui en révèle crûment les tares et "les bosses morales" : véritable révolution du regard, complémentaire, dans le domaine de la pensée, de celle qu’accomplissent, dans celui des perceptions, ses "dieux" Claude Monet et Auguste Rodin, et qui tend à rien moins qu’à émanciper les esprits aliénés et à les rendre aptes à exercer leur liberté.
Dans son combat libertaire, il se trouve dès lors confronté au dilemme suivant :

 Ou bien, pour assurer la parution régulière de sa copie et pour préserver son impact sur un lectorat réticent, il cède aux exigences de ses employeurs et, de compromis en compromissions, il pourrait finir par oublier ses objectifs d’émancipation intellectuelle.

 Ou bien il se refuse à faire la moindre concession aux habitudes culturelles et au confort moral et intellectuel de ses lecteurs, au risque de perdre sa place exceptionnelle, et grassement rémunérée, dans la presse à grand tirage (ce qui lui arrive en mai 1902, quand il est chassé du Journal) et de ne publier sa prose que chez des éditeurs marginaux ou dans des revues à tirage confidentiel, perdant du même coup toute chance d’influencer durablement une fraction significative de l’opinion publique.
Mirbeau a naturellement essayé d’échapper aux tenailles du dilemme et de dépasser la contradiction, et il a réussi le tour de force d’être à la fois le plus radicalement subversif des écrivains de l’avant-siècle et, ce nonobstant, l’un des plus populaires : ses chroniques du Journal étaient lues par plus d’un million de personnes ; plusieurs de ses romans ont connu un grand succès de ventes (Le Calvaire, Le Jardin des supplices, et surtout Le Journal d’une femme de chambre) ; et Les Affaires sont les affaires a remporté un triomphe sur toutes les scènes d’Europe. Comment expliquer ce paradoxe ? À défaut d’une analyse littéraire, qui demanderait de longs développements et qui serait hors de propos, je me contenterai de formuler deux éléments de réponse :

 Mirbeau n’est jamais ennuyeux, et même lorsqu’il est au fond de l’abime, tenaillé par le doute, dégoûté de tout et tenté par le suicide, il n’en parvient pas moins à transmuer son désespoir en humour noir ou en ironie grinçante et à faire rire ou sourire ses lecteurs. La vis comica de ses caricatures, de ses interviews imaginaires, de ses saynètes, de ses chroniques au vitriol, contribue à désarmer le lecteur, tenté de devenir complice. Le prix à payer, c’est qu’à force de ne rien prendre au sérieux et de désacraliser tout ce qu’un vain peuple révère, il risque d’être entraîné dans le discrédit de ce qu’il démasque et de n’apparaître, aux yeux des réfractaires, que comme un provocateur ou un amuseur sans importance. Et puis, son succès n’est pas dépourvu d’ambiguïté : le rire peut finir par désamorcer la critique sociale, et le polémiste risque d’être récupéré par le système même qu’il dénonce : ne disait-on pas, par exemple, que le dimanche, où paraissaient ses chroniques en Premier-Paris, les ventes du Journal étaient supérieures de 10% à celles des autres jours ?

 De plus, il possède un tel sens de l’observation et une telle maestria stylistique qu’il parvient à donner vie à la matière inerte qu’il manipule, suscitant l’admiration de lecteurs aussi différents et aussi exigeants que Mallarmé et Tolstoï, Taine et Bergson, Marcel Schwob et Georges Rodenbach. Bergson par exemple déclarait : "Il a un don de vie qui m’étonne. Faire parler, marcher, réfléchir, souffrir un personnage me paraît un prodige. Et ce don m’a toujours émerveillé chez Mirbeau"  [25]. C’est ce "don de vie" qui permet à notre imprécateur d’intéresser son lecteur et de retenir son attention, malgré qu’il en ait. Mais le risque est alors de ne toucher que sa sensibilité superficielle, et de n’éveiller en lui que des émotions éphémères qui n’entament pas sa carapace de préjugés.
Difficile équilibre que celui que doit réaliser à tout instant un pamphlétaire à l’audience de masse, désireux de secouer, voire de violenter, un lectorat par trop passif, pour l’obliger à réagir, à exercer son esprit critique et à assumer sa liberté, mais qui, en même temps, ne peut se permettre de bafouer trop ouvertement ses préjugés les plus chers de peur d’être étiqueté "énervé", "énergumène", "excessif" ou "frénétique" et de perdre toute chance d’agir sur lui. Les indispensables compromis, sans lesquels il ne pourrait se faire entendre, peuvent parfois tendre fâcheusement vers la compromission et faire capoter les entreprises les mieux engagées. C’est ce qui s’est passé, par exemple, avec Les Mauvais bergers, tragédie prolétarienne créée en décembre 1897, au Théâtre de la Renaissance, par les deux plus grandes stars de la scène : Sarah Bernhardt, quinquagénaire, dans le rôle de la jeune pasionaria Madeleine, et Lucien Guitry, le nabab, dans celui du leader anarchiste Jean Roule. Toutes les conditions du succès sont réunies : le cinquième acte, où l’on voit les ouvriers grévistes massacrés par la troupe, bouleverse tous les coeurs, et le lendemain toute la presse est dithyrambique... Mais que d’ambiguïté dans semblable succès ! Car le public qui verse sa larme sur les malheurs imaginaires des deux monstres sacrés, et qui du même coup remplit le tiroir-caisse de la grande Sarah, est le même que celui qui applaudit aux massacres d’ouvriers à Fourmies et à Carmaux : des bourgeois en smoking et des mondaines rutilantes de bijoux ! Belle illustration de la catharsis aristotélicienne telle que l’analyse Rousseau... [26] Quant aux prolétaires aliénés que le dramaturge entendait conscientiser, ils n’ont guère le loisir de fréquenter les théâtres du boulevard. Prenant conscience de sa bévue, Mirbeau s’est juré, mais un peu tard, de ne plus se laisser piéger, et il a conçu pour sa pièce un tel ressentiment qu’il eût souhaité la rayer de son oeuvre (27) [27].
Pour mémoire, signalons une autre contradiction d’ordre social : l’ancien "prolétaire de lettres", au terme de sa carrière, a fini par devenir millionnaire, et nombre de bonnes âmes, y compris Edmond de Goncourt, n’ont pas manqué d’ironiser sur cet anarchiste "à qui il faut pour vivre et la femme et le boire et le manger cotés dans les plus hauts prix" et qui dépense "une soixantaine de mille francs par an" [28]. De fait, en épousant une ancienne théâtreuse enrichie dans la galanterie [29], en menant grand train et en s’offrant le luxe de devenir châtelain, à Cormeille-en-Vexin, Mirbeau donne à ses détracteurs des verges pour se faire battre. Sans insister, faisons-leur pourtant remarquer deux choses :

 D’une part, l’argent acquis tardivement par son travail d’écrivain sert aussi à faire vivre la presse anarchiste -Les Temps nouveaux, par exemple -et à secourir quantité de personnes dans la gêne, prolétaires, vagabonds, jeunes artistes, et même Zola, pour le compte duquel il paye de sa poche, en août 1898, l’amende de 7.555 francs que lui a value "J’accuse".

 D’autre part, son tardif enrichissement n’a nullement entamé sa fougue iconoclaste, comme le prouve, par exemple, sa scandaleuse comédie de moeurs au vitriol, Le Foyer, représentée à la Comédie-Française au terme d’une longue bataille politico-judiciaire [30]. Le millionnaire est bien resté rouge - ou, plutôt, noir....
LE CONTEMPTEUR DES GENRES LITTÉRAIRES
Beaucoup plus sérieuse est la contradiction d’ordre littéraire à laquelle il s’est trouvé confronté lorsqu’il a dû faire ses gammes dans cinq genres littéraires obligés : la chronique, la critique d’art, le conte, le roman et la comédie. Car il a une conscience fort claire de leur caractère éminemment conservateur, voire mystificateur. Convaincu qu’il ne s’agit là que de produits de consommation de masse destinés à anesthésier la conscience des lecteurs et des spectateurs pour en faire un troupeau abêti et obéissant, il est bien obligé, s’il veut au contraire éveiller chez eux l’étincelle de la conscience, d’en subvertir la forme, au risque de heurter, voire de scandaliser, ceux qu’il appelle des "aveugles volontaires" [31]. Il recourt pour cela à deux procédés privilégiés : la totale subjectivité et la dérision.

 La subjectivité  : Toutes ses chroniques politiques ou esthétiques, la quasi-totalité de ses contes, de ses nouvelles et des romans publiés sous son nom (à la seule exception de la première partie de Sébastien Roch) sont écrits à la première personne et obligent le lecteur à se pénétrer de la vision du monde propre à l’auteur. Mais elle est si étrange, voire si scandaleuse, aux yeux du profanum vulgus, que Mirbeau, comme son maître Tolstoï, risque fort d’être taxé de folie, ou du moins d’exagération -comme si ce n’était pas la réalité qui exagérait, et non l’écrivain chargé de l’exprimer ! L’entreprise semble donc vouée à l’échec. Heureusement, dans la large masse de ceux qui découvrent ses articles ou ses récits, se trouvent des "âmes naïves", c’est-à-dire des individus qui, grâce à leur bienheureuse force d’inertie, ou à leur tempérament artiste, ont résisté à l’entreprise de crétinisation programmée. Pour ces êtres pas encore complètement pollués par les couches excrémentielles d’idées toutes faites, le choc peut se révéler salutaire et avoir une vertu pédagogique. Une fois pris dans les rets du chroniqueur ou du conteur, ce type de lecteur est amené à se poser des questions sur la vie qu’il mène, sur les valeurs qui la fondent, sur les institutions qui l’écrasent. Alors peut-être deviendra-t-il un acteur conscient de sa propre histoire, au lieu de la subir. C’est ce qui s’est passé pour beaucoup de dreyfusistes au cours de l’Affaire.

 La dérision  : Au lieu d’obliger le lecteur à s’identifier à l’écrivain, ou à son porte-parole, la dérision implique au contraire la distanciation. L’humour et l’ironie qui sont mis au service de la dérision et de la démystification ont pour première fonction de saper cet obstacle infranchissable pour le commun des mortels que constitue la "respectabilité". "Pure grimace", cette "respectabilité" des puissants de ce monde et des institutions grâce auxquelles ils perpétuent leur domination a pour effet d’aveugler les dominés. En désacralisant les valeurs consacrées, telles que le patriotisme ou les honneurs, et les institutions les plus prestigieuses, telles que l’armée, l’Église, le pouvoir politique ou l’Institut, Mirbeau permet à ses lecteurs de découvrir les choses telles qu’elles sont, dans leur horrifique nudité, et non telles qu’on les a conditionnés à les voir -ou, plutôt, à ne pas les voir. À cette fin, il privilégie deux procédés : l’interview imaginaire, qui permet le déballage naïf des insanités et des monstruosités des grands de ce monde ; et l’éloge paradoxal - du petit rentier, du vol, du meurtre, de la torture -, qui choque notre confort intellectuel et nous oblige à "regarder Méduse en face" [32].
L’usage de ces deux procédés, non seulement dans ses chroniques journalistiques, mais également au théâtre -notamment dans les extraordinaires Farces et moralités  [33] -et dans des romans tels que Le Jardin des supplices et Le Journal d’une femme de chambre est révélateur d’une distorsion de deux genres littéraires, contaminés par le virus de la polémique et qui perdent du même coup de leur apparence mystificatrice de sérieux. Mais Mirbeau est allé beaucoup plus loin : il a voulu abolir les frontières entre genres bien délimités (théâtralisation du roman et de la chronique, par exemple), et surtout redonner à l’écrivain, essentiellement dans le domaine romanesque, une liberté que les codes en vigueur dans la fiction du XIXe siècle, devenue par trop sérieuse au nom du "réalisme" et de la "science", avait eu tendance à lui faire perdre. Il s’est donc, de plus en plus, complu à contester les présupposés du roman balzacien et zolien et à transgresser les nouvelles normes romanesques :

 Les dogmes du réalisme et de l’objectivité  : pour Mirbeau, disciple de Schopenhauer, la réalité n’a aucune existence indépendamment de la perception que nous en avons, et ses récits, impressionnistes ou expressionnistes, ne nous présentent donc du monde extérieur qu’une "représentation" subjective, sans que nous ayons la moindre garantie qu’elle corresponde un tant soit peu à une réalité objective.

 Le dogme de la composition, qui tend à faire croire que tout a un sens, que tout obéit à une fin, puisque dans le récit chaque événement occupe une place déterminée à l’avance par le romancier substitut de Dieu, en fonction de ses objectifs propres. Or, pour un matérialiste conséquent comme Mirbeau, il n’y a aucune finalité à l’oeuvre dans l’univers, livré au chaos et à l’entropie, et le finalisme inhérent au roman balzacien rigoureusement structuré lui apparaît donc comme une convention mensongère : "Est-ce qu’il y a de la composition chez Tolstoï et Dostoïevski ?" ( [34] Il a donc fini par renoncer à la linéarité du récit et par réduire le roman à une simple juxtaposition arbitraire d’épisodes sans autre lien entre eux qu’un narrateur unique (Les 21 jours d’un neurasthénique, Le Journal d’une femme de chambre et La 628-E 8, par exemple), ou que la volonté affichée du romancier-démiurge, qui ne fait jamais oublier sa présence, de coudre ensemble des chroniques et des récits que rien ne prédisposait à voisiner, comme il l’a fait dans cette monstruosité littéraire qu’est Le Jardin des supplices [35] .

 Le code de la vraisemblance  : Pour Mirbeau, ce n’est qu’une convention -lit de Procuste, au nom de laquelle on mutile les choses qui gênent pour les adapter aux besoins de confort moral des lecteurs, par exemple "les ténèbres de la subconscience" et les incohérences du coeur humain, si contraires aux habitudes et aux exigences de "l’art latin" [36] . Elle constitue donc un déni de réalité, et il la transgresse délibérément pour lui opposer le vrai, fût-il jugé "invraisemblable" par les "aveugles volontaires".

 Le code de la crédibilité romanesque, qui assure la cohérence interne à l’oeuvre et donne au lecteur l’illusion du vrai. Mirbeau se plaît de plus en plus à la ruiner, en multipliant au contraire les marques de désinvolture. Il renoue ainsi avec les origines du roman et se situe dans le droit fil de Rabelais, de Cervantes, de Sterne et de Diderot.

 Le code de la bienséance, pure hypocrisie au nom de laquelle on refuse le droit de cité littéraire à quantité de personnages et de choses de la vie, à commencer par la sexualité et les perversions humaines, afin d’en donner une vision aseptisée compatible avec les normes sociales. Mirbeau s’emploie au contraire à faire éclater les appareils normatifs, à proclamer haut et fort ce qu’il est décent d’occulter précautionneusement. Il est donc celui par lequel le scandale arrive, et on le lui fera payer au prix fort après sa mort [37] .
Ainsi, notre écrivain libertaire, sans rompre complètement avec les genres traditionnels, n’en a pas moins tenté de s’affranchir de nombre de règles et traditions qui l’entravaient. Mais il s’est heurté du même coup aux plus vives réticences de la critique tardigrade, et il a couru le risque d’être incompris, ou violemment rejeté par une partie de son lectorat potentiel : ainsi Sébastien Roch (1890) a-t-il été victime d’une véritable conspiration du silence ; Le Journal d’une femme de chambre (1900) a été accueilli dans un silence de mort, boycotté par la grande presse, et considéré par maints historiens de la littérature comme un ouvrage "érotique", voire "pornographique", tout juste bon pour l’Enfer des bibliothèques ; La 628-E 8 (1907) a paru amputé du scandaleux chapitre sur La Mort de Balzac  [38] ; et plusieurs scènes des Affaires sont les affaires et du Foyer ont soulevé des tollés lors de leur création à la Comédie-Française.
L’ ARTISTE ET LE MILITANT
Enfin, ultime contradiction, d’ordre politique : l’artiste, chez Mirbeau, ne converge pas toujours avec le militant libertaire engagé dans la grande bataille de l’émancipation humaine. Leur logique est fondamentalement différente.
Pour Mirbeau, l’artiste est un être d’exception qui, grâce à la force de son tempérament, a pu résister au nivellement socio-culturel, et qui, par une ascèse continue et douloureuse, est parvenu à sauvegarder l’innocence de son regard d’enfant : "Il voit, découvre, comprend, dans l’infini frémissement de la vie, des choses que les autres ne verront, ne découvriront, ne comprendront jamais" [39] . C’est ce qui le rend potentiellement subversif dans une société où l’État, garant de l’ordre bourgeois, ne peut tolérer "qu’un certain degré d’art", selon la formule de l’inamovible ministre Georges Leygues, souvent citée par Mirbeau [40]. Mais cela présente aussi pour lui deux conséquences douloureuses : d’une part, il est en butte à l’incompréhension du public "suffrageuniversalisé" et à l’hostilité des médiocres -idée romantique reprise par Baudelaire ; d’autre part, il est condamné à la désespérance de ne jamais atteindre l’idéal entrevu. Cette tragédie de l’artiste, qu’il a évoquée dans son roman Dans le ciel, en s’inspirant de l’exemple de Vincent Van Gogh, Mirbeau et ses "dieux" Monet et Rodin l’ont vécue douloureusement : "Devant le mystère qu’est le frisson de la vie, et qu’il est impossible d’étreindre complètement pour le fixer en un vers, sur une toile, dans du marbre  [41]. Ce sentiment lancinant d’impuissance et cette désespérance propres aux âmes d’artistes les prédisposent mal à l’action militante et à la foi qui soulève les montagnes.
De surcroît, la mission de l’artiste est d’exprimer dans ses oeuvres les "émotions" toutes personnelles qu’éveille en lui le spectacle du monde extérieur : celui de la nature, dont Monet tente de saisir les plus impalpables frémissements ; mais aussi celui, ô combien décourageant, de la triste humanité à l’agitation stérile et aux pulsions homicides. Dès lors, aux yeux du militant politique, l’artiste est guetté par deux dangers :

 À force de vouloir saisir l’insaisissable, exprimer l’inexprimable et réaliser l’impossible, il peut être tenté de déserter son devoir social pour s’absorber totalement dans la quête mortifère d’un absolu qui toujours se dérobe, à l’instar du peintre Lucien de Dans le ciel, qui finit par se couper la main "coupable". Mirbeau, qui parle en connaissance de cause, met souvent en garde son ami Monet contre cette "maladie du toujours mieux" ( [42] .

 À force de ruminer son désespoir, il peut être, plus que tout autre, contaminé par l’angoisse existentielle et le nihilisme moral, dont Mirbeau a souffert toute sa vie, particulièrement lors de l’interminable crise des années 1890-1895. Faut-il s’étonner dès lors si son oeuvre, expression toute personnelle de son "tempérament", reflète sa vision pessimiste et désespérée de la condition humaine ?
Cette quête d’un idéal esthétique complètement étranger à la politique, et ce nihilisme d’inspiration schopenhauerienne sont bien peu propices à inspirer aux lecteurs la foi dans l’action émancipatrice. De fait, nombre d’oeuvres de Mirbeau peuvent apparaitre plus décourageantes que mobilisatrices. Nous ne citerons que deux exemples, révélateurs du décalage entre un artiste comme Mirbeau, foncièrement indépendant, ouvert à tous les mystères de la nature, à toutes ses beautés, mais aussi à toutes ses angoisses, et avant tout soucieux de nous faire partager, par la magie des mots, sa perception unique du monde, fût-elle désespérante, et un militant anarchiste comme Jean Grave, professionnel de la révolution, qui a de la littérature une conception visiblement utilitaire, et qui se doit d’entretenir le moral de ses maigres troupes, fût-ce à coup d’artifices et d’illusions [43] .

 Tout d’abord, l’exemple des Mauvais bergers, dont le cinquième acte est nihiliste à souhait et reflète bien "le goût amer du néant" caractéristique du dramaturge, selon son ami Geffroy [44] : la troupe est intervenue et a mitraillé les ouvriers en grève, Jean Roule a été tué, Madeleine enceinte meurt à son tour, et le rideau tombe sur le père Thieux, sénile comme le vieux roi de La Princesse Maleine de Maeterlinck, qui répète mécaniquement : "C’est la paye !" L’action pour transformer la condition ouvrière ne peut-elle donc aboutir qu’au massacre, et l’histoire n’est-elle décidément qu’un "charnier", sans le moindre espoir de ces germinations futures que Zola laissait entrevoir à la fin de Germinal  ? Telle est bien en effet la conclusion de Mirbeau, que Jaurès juge "effarante" [45] :

" L’autorité est impuissante. La révolte est impuissante. Il n’y a plus que la douleur qui pleure dans un coin, sur la terre, d’où l’espoir est parti. Le jour où les misérables auront constaté qu’ils ne peuvent s’évader de leur misère, briser le carcan qui les attache pour toujours au poteau de la souffrance, le jour où ils n’auront plus l’espérance... ce jour-là, c’est la destruction, c’est la mort ! " ( [46]


Cette conclusion est peut-être lucide, mais, en niant l’efficacité de la révolte, en refusant tout espoir aux "damnés de la terre", Mirbeau ne les condamne-t-il pas à son tour et à jamais "au poteau de la souffrance" ? Jaurès n’est pas le seul à être choqué. Le compagnon Jean Grave fait part à son ami de ses réserves : il trouve la conclusion "trop pessimiste" et conteste que les anarchistes tels que Jean Roule puissent être considérés eux aussi comme de "mauvais bergers", puisqu’ils n’entendent diriger personne et se contentent de jeter des idées pour amener les gens à se prendre en charge eux-mêmes :

"Mais mettons que cet état de propagande en fasse des bergers malgré eux, mettons qu’ils n’ont pas encore trouvé la bonne solution, ce qui est fort possible, après tout, il n’en découle pas moins quelques vérités de leur enseignement. Vérités qui serviront à ceux qui viendront pour en découvrir d’autres. Et l’idée de l’enfant de Jean Roule venant au monde aurait été, selon moi, d’une allégorie plus vraie, plus vivante. En le faisant mourir avec la mère, c’est la négation de tout effort et de toute critique. Il ne reste plus qu’à aller piquer une tête dans la Seine" [47] .


 Quant au Journal d’une femme de chambre, il donne de la vie, de la nature humaine, de la société en général et de l’aliénation de la domesticité en particulier, une image si noire que Jean Grave est tout "embarrassé" quand il lui faut en rendre compte pour Les Temps nouveaux, tant il a trouvé "cette lecture plutôt pénible" :"C’est avec une impression de tristesse et de découragement qu’on ferme le livre, en se demandant si la pourriture et la gangrène ne finiront pas de nous
dévorer [...] C’est que le tissu d’abominations que nous dévoile Mirbeau n’est coupé d’aucune atténuation, d’aucune éclaircie permettant de respirer un peu à l’aise" [48] . Décidément, l’angoisse métaphysique fait mauvais ménage avec le messianisme révolutionnaire, la lucidité avec l’engagement, et le pessimisme de la raison avec la foi dans les lendemains qui chantent... Artiste exigeant, Mirbeau ne saurait se soumettre à la discipline du militant.

UN ANARCHISTE ATYPIQUE

Déchiré par une foule de contradictions qu’il assume lucidement, parce que, pour un fervent de la dialectique à l’oeuvre dans l’univers, c’est la contradiction qui est à l’origine de toutes choses, Mirbeau est un écrivain inclassable doublé d’un anarchiste atypique. Profondément angoissé depuis son adolescence, comme en témoignent ses ébouriffantes Lettres à Alfred Bansard  [49], souvent en proie au désespoir, il ne nous en a pas moins légué une oeuvre tonique, roborative, jouissive, souvent même jubilatoire. La création littéraire a été pour lui un exorcisme, et l’engagement libertaire le remède à son spleen et à sa neurasthénie.
C’est, paradoxalement, parce qu’il n’attend rien des hommes, parce qu’il rejette "l’opium de l’espérance", parce qu’il se méfie comme de la peste des utopies clefs en main, lourdes des totalitarismes du XXe siècle, parce qu’il a horreur de la langue de bois, des embrigadements irraisonnés et des réponses toutes faites, parce qu’il refuse de n’être que le porte-parole d’une chapelle, parce qu’il n’a souci que de vie et d’humanité, et que mépris pour la démagogie et les incantations des "mauvais bergers" de tout poil, fussent-ils étiquetés anarchistes, qu’il nous livre une oeuvre dont l’ambiguïté même constitue une richesse essentielle. En matérialiste convaincu, il se méfie des idéaux homicides stigmatisés par l’abbé Jules. Mais il n’en affirme pas moins avec constance des valeurs relatives qui lui servent de boussole, sans entretenir pour autant la moindre illusion : il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre. Réaliste, il lui faut bien reconnaître le primat de la nature (la loi du meurtre), de l’exploitation (le capitalisme) et de l’oppression (la servitude). Mais, volontariste, il proclame en même temps, pour reprendre une importante distinction d’André Comte-Sponville, la primauté, dans l’action politique comme dans la création littéraire, de la culture, sans laquelle il n’y a plus que des fauves ou des larves, et de la liberté individuelle, sans laquelle l’humanité n’est plus qu’un troupeau de moutons conduits à l’abattoir. Ce n’est qu’en regardant en face l’horreur des choses qu’on peut envisager, petit à petit, de les transformer ; et, pour citer de nouveau Comte-Sponville, c’est du "désespoir" qu’on peut tenter, comme Mirbeau, de s’élever vers la "béatitude" [50] .
Pierre MICHEL Université d’Angers NOTES

[1Voir Pierre Michel, "Octave Mirbeau et l’Empire", à paraître en 1994 dans Littérature et
nation
.

[2Georges Docquois, Nos émotions pendant la guerre, Albin Michel, 1917, p. 13.

[3Le Gaulois, 29 avril 1883 (Combats politiques de Mirbeau, Séguier, 1990, pp. 51-56).

[4L’Abbé Jules, ch. III de la deuxième partie (Combats pour l’enfant, Ivan Davy, 1990, p.
54).

[5Interview dans Le Gaulois du 25 février 1894.

[6Préface à La Société mourante et l’anarchie, de Jean Grave (Combats politiques, p. 129).

[7Lettre de Zola à Mirbeau du 3 août 1900 (catalogue Sotheby de la vente du 12 octobre
1987, à Monaco).

[8"Une Face de Méline", Le Journal du peuple, 1er mars 1899 (L’Affaire Dreyfus, Séguier,
1991, p. 260).

[9"Il vit un rêve comme Bonaparte, Bismarck ou Chamberlain, il porte dans sa tête des
ébauches d’entreprises et d’affaires, de fantastiques scénarios de combinaisons financières, comme il y en a d’autres qui sacrifient tout pour réaliser leur idéal dans des statues ou des tableaux"
(interview par Maurice Le Blond, L’Aurore, 7 juin 1903).

[10Voir Pierre Michel, Les Combats d’Octave Mirbeau, ch. III (à paraître en septembre 1994, dans les Annales de l’Université de Besançon).

[11Il est significatif à cet égard qu’il ait signé Nirvana ses stupéfiantes Lettres de l’Inde de 1885 (éditées par nos soins, L’Échoppe, 1991).

[12"Dépopulation", Le Journal, 18 novembre 1900 (Combats pour l’enfant, p. 187).

[13"Un Mot personnel", Le Journal, 19 décembre 1897.

[14"En traitement", Le Journal, 5 septembre 1897 (Contes cruels, Séguier, 1990, t. I, p.
227).

[15"Un Crime d’amour", Le Gaulois, 6 février 1886.

[16"Un Mot personnel", loc. cit.

[17L’expression est de Mirbeau dans Les Grimaces du 17 décembre 1883.

[18Ibidem.

[19Sur la négritude de Mirbeau, voir l’étude de Pierre Michel dans les Actes du Colloque Octave Mirbeau de Crouttes, Éd. du Demi-cercle, 1994, pp. 81-101.

[20Lettre à Paul Hervieu de novembre 1885 (Correspondance générale, l’Âge d’homme, 1994, t. I).

[21Sur ce "grand tournant", voir le ch. IX de la biographie d’Octave Mirbeau, par P. Michel et J.-F. Nivet, Séguier, 1990.

[22C’est ainsi que se considère le "nègre" d’un roman d’Isaac Singer, Ennemies (1972) :
quoiqu’irréligieux et athée, il écrit des études talmudistes pour un rabbin.

[23Voir notre préface aux Combats pour l’enfant.

[24L’expression apparaît dans Dans le ciel (L’Échoppe, 1989). Sur ces "larves", voir le ch. V des Contes cruels.

[25Cité par Albert Adès, dans "La Pyramide - Trois hommes et une vérité", étude manuscrite sur Mirbeau, Maeterlinck et Bergson, f. 9 (archives de Mme Adès-Theix).

[26À en croire Urbain Gohier dans L’Armée et la nation (1899), des spectateurs auraient même applaudi la saine intervention de l’armée...

[27Interview par Paul Gsell, La Revue, 15 mars 1907.

[28Edmond de Goncourt, Journal, coll. Bouquins, t. III, pp. 702-703.

[29Voir notre biographie d’Alice Regnault, épouse Mirbeau, Éd. À l’Écart, Alluyes, 1993.

[30Voir l’article de Pierre Michel sur "La Bataille du Foyer" dans la Revue d’histoire du théâtre, 1991-III., pp. 195-230.

[31"La Fille Élisa", L’Ordre de Paris, 25 mars 1877 (reproduit dans les Cahiers Goncourt n° 2, printemps 1994).

[32Ibidem.

[33Voir l’étude de Pierre Michel sur "Les Farces et moralités", dans les Actes du colloque Octave Mirbeau d’Angers, Presses de l’Université d’Angers, 1992, pp. 379-392.

[34Interview par Maurice Le Blond, L’Aurore, 7 juin 1903.

[35Voir l’introduction au Jardin des supplices, à paraître dans notre édition des romans de Mirbeau dans la collection Bouquins ; et notre article "En mission : première mouture du Jardin des supplices", dans les Cahiers Octave Mirbeau, n¡ 1, mai 1994.

[36Lettre à Tolstoï, À l’Écart, Alluyes, 1991, p. 15.

[37Sur "Mirbeau romancier", voir notre préface à ses romans, à paraître ; et le chapitre VI de notre thèse sur Les Combats d’Octave Mirbeau.

[38Publié par P. Michel et J.-F. Nivet aux éditions du Lérot (1989).

[39"Le Chemin de la croix", Le Figaro, 16 janvier 1888 (Combats esthétiques de Mirbeau, Séguier, 1993, t. I, p. 345).

[40Combats esthétiques, t. II, p. 402, p. 444 et p. 482.

[41...], le plus triomphant des artistes, même un Shakespeare, même un Velasquez, même un Rodin, se sent bien petit et bien impuissant" [["Le Chemin de la croix", loc. cit.

[42Correspondance avec Claude Monet, Éd. du Lérot, Tusson, 1990, p. 50.

[43Voir Pierre Michel, "Octave Mirbeau et Jean Grave", préface de la Correspondance Mirbeau-Grave, Éd. du Fourneau, 1994.

[44Gustave Geffroy, "Octave Mirbeau", Le Journal, 19 décembre 1897.

[45"Effarant" : tel est le titre de l’article que Jean Jaurès a consacré aux Mauvais bergers dans La Petite république du 25 décembre 1897.

[46"Un Mot personnel", loc. cit.

[47Lettre de Jean Grave à Octave Mirbeau du 18 janvier 1898 (Correspondance Mirbeau-Grave, pp. 86-87).

[48Les Temps nouveaux, suppl. au n¡ 18, 1900, p. 96.

[49Publiées par nos soins, aux Éd. du Limon, Montpellier, 1989.

[50Voir André Comte-Sponville, Traité du désespoir et de la béatitude, 1982.