ANDRO, Denis. "Es-Sirr. Engagement libertaire, peinture, et « Tradition » ésotérique autour d’Ivan Aguéli"

ZO D’AXA (1864-1930)BAKUNIN, Mihail Aleksandrovič (1814-1876)MIRBEAU, Octave (1848-1917)FAURE, Sébastien (1858-1942)POUGET, Émile (1860-1931)KROPOTKINE, Petr Alekseevitch (1842-1921) JOSSOT, Gustave-HenriLUCE, Maximilien (1858-1941). Peintre, dessinateur et lithographeFÉNÉON, Félix (Turin, Italie, 1861/06/22) - Châtenay-Malabry, France 1944/02/29). Critique d’art, journaliste, éditeur et marchand de tableauxLAZARE, Bernard (Lazare Marcus Manassé Bernard, Nîmes, Gard.- 15 juin 1865 -1er septembre 1903)PISSARRO, Camille (1830-1903). Peintre, illustrateurSIGNAC, Paul (1863-1935). PeintreDAVID-NÉEL, Alexandra (1868-1969)RAFANELLI, Leda (1880-1971)ÉgypteMUNCH, Edvard (1863-1944)document original spécialement rédigé pour le site "Recherche sur l’anarchisme"Arts. ArtisteVAN RYSSENBERG, Théodore (dit Théo, 1862-1926) ANDRO, DenisésotérismeANTLIFF, Mark

En Europe, ceux qui ont été favorisés par la vision des cieux qui s’ouvrent sont presque toujours des révoltés et des réfractaires.
Abdul-Hâdi, Encyclopédie contemporaine illustrée, 1913

Une génération entre Symbolisme et action

L’étiquette peut apparaître surannée... ésotérique ! cela reporte aux salons des Rose-Croix, si loin !
Félicien Fagus, La Revue blanche, 1900

A la Belle Epoque, la scène des arts parisienne est à la fois inscrite dans une chronologie française, en poésie après le Parnasse et en peinture après l’impressionnisme, et présente une forte attractivité internationale ; de nombreux protagonistes appartiennent à une génération née dans les années 1860 qui va contester les académismes ; les nouvelles chartes esthétiques qu’ils définissent — cloisonnisme, pointillisme, divisionnisme, Nabis, fauvisme, orphisme, cubisme, vers libre — exerceront leurs effets sur les époques ultérieures, même si la Grande Guerre fauchera de nombreux destins et si le centre de la création se déplacera ailleurs, avec les avant-gardes allemande, italienne ou russe et la subversion de Dada. [1]
Cette scène présente aussi, par différentes médiations, une dimension politique. A partir de 1892, à travers sa presse (L’En Dehors (1891), Les Temps nouveaux (1895)) l’anarchisme a une face artistique assez influente dans les lettres (Octave Mirbeau (1848-1917)) et en peinture dans les milieux post-impressionnistes (entre autres avec Paul Signac (1863-1935), Maximilien Luce (1858-1941), Théo van Rysselberghe (1862-1926), ou Camille Pissarro (1830-1903)) : le phénomène est d’autant plus important dans la nouvelle génération d’artistes aspirant à exprimer son individualité [2]
que l’anarchisme littéraire a des passerelles avec l’anarchisme social, certains, venus du Symbolisme, en devenant des intellectuels [3]
. L’Action française, elle, naît en 1899 en partie dans un milieu de critiques d’art autour de Maurice Pujo (1872-1955) et de sa revue L’Art et la Vie. Mais la polarisation politique n’apparaît pas opératoire, même si elle épouse fréquemment des clivages esthétiques, si elle n’est pas confrontée à d’autres phénomènes : l’effet de génération, ou le regroupement par origines nationales (les peintres nordiques, espagnols ou catalans...) ou régionales (ainsi avec l’intérêt pour le Félibrige) où se nouent des amitiés qui perdurent parfois malgré les désaccords idéologiques.

Il convient, pour certains protagonistes, d’évoquer aussi, parmi les médiations, le renouveau de l’occultisme, alors en vogue dans de nombreux pays (Grande-Bretagne, États-Unis, Allemagne, Russie, etc.). Si le phénomène n’a pas un caractère central, son importance commence à être pleinement reconnue pour la compréhension des arts de cette période, pour Paris ainsi que pour l’essaimage, notamment, du Symbolisme à travers l’Europe [4] : l’argumentaire de ce courant esthétique, qui apparaît en poésie en 1886 et en peinture en 1891, en rupture avec l’art comme représentation, avec le réalisme et avec le naturalisme, rencontre en effet, chez certains artistes, l’occultisme dans son aspiration à une connaissance par voie symbolique et intuitive supposée transmise, de façon plus ou moins cachée, dans différentes « traditions » [5]. Société Théosophique, Ordre Martiniste, Ordre kabbalistique de la Rose-Croix, Église Gnostique, Golden Dawn, Fraternité Hermétique de Louxor, Mouvement Cosmique, Société alchimique de France, qui apparaissent en France dans les années 1880/1890, ne sont pas des mouvements étanches, mais les pôles d’un marché du mystère qui contribue alors aussi à redéfinir une esthétique pour les nombreux artistes ou poètes qui les fréquentent passagèrement ou de façon plus durable et qui, souvent, les animent. Résumant à sa façon — sur le mode paradoxal du pastiche - cette logique, Erik Satie (1866-1925), ancien Maître de chapelle de la Rose-Croix, crée en 1893 l’« Église Métropolitaine d’Art de Jésus conducteur » afin de « combattre la société au moyen de la musique et de la peinture » [6].
Rejoignant certains présupposés du Symbolisme, l’ésotérisme fin-de-siècle destitue la réalité objective au profit de la temporalité non historique de la « Tradition », de l’hermétisme ou des religions antiques ou d’Orient. L’idée d’une unité originelle des religions, d’un héritage intellectuel total (une gnose tant religieuse que magique) remontant à un lointain passé, en une manière d’utopie projetée en arrière, par exemple diffusée par la mytho-histoire de Saint-Yves d’Alveydre (1842-1909) à travers sa Mission des Juifs (1884), apparaît comme une clef centrale qui ouvre un horizon, un quasi paradigme spirituel et intellectuel qui touche aussi certains éléments des milieux progressistes, et parfois se propage, dans le sillage du romantisme et du socialisme utopique, à travers leurs réseaux (néo-fouriérisme, spiritisme socialisant, libre-pensée déiste, voire socialisme indépendant) [7]
.
Dans le champ de forces et parfois de paradoxes de l’époque, maints protagonistes ont simultanément des engagements dans les affaires « profanes », la création, et dans les groupements occultistes ou ésotérisants. Les différents milieux sont alors traversés : Paul Adam (1862-1920) participe aux Temps nouveaux et à l’En Dehors, mais aussi au martinisme, une forme d’ésotérisme chrétien [8]
 ; Maurice Barrès (1862-1923) s’y intéresse ; Saint-Pol-Roux (1861-1940), qui sera redécouvert par les surréalistes, a une poétique johannique [9] ; l’anarchisant Louis Welden Hawkins (1849-1910) expose à la Rose-Croix esthétique du monarchiste Joséphin Péladan (1858-1918) ; Bernard Lazare (1865-1903) — le futur premier défenseur du capitaine Dreyfus —, après des textes symbolistes, publie en 1894 son étude sur l’antisémitisme au Moyen-Âge dans La Revue blanche dont le secrétaire de rédaction est le critique d’art anarchiste Félix Fénéon (1861-1944), mais il s’intéresse aussi à la télépathie et aux recherches psychiques tangentes aux intérêts des occultistes [10] ; Laurent Tailhade (1854-1919) consacre en franc-maçonnerie une étude aux sciences occultes [11]
 ; La Revue blanche publie en 1896, en même temps que Proust (1871-1922) ou Thoreau (1817-1862), des chroniques de Sédir (1871-1926) sur l’occultisme [12]

 ; Rodolphe Darzens (1865-1938), qui a eu un « penchant anarchisant », a la rubrique de poésie de LInitiation [13] ; Jules Bois (1868-1943), de la revue Psyché et de la Golden Dawn - dont la loge parisienne est co-dirigée par Moïna, soeur de Henri Bergson (1859-1941), — collaborateur lui aussi de La Revue blanche, s’intéresse au féminisme [14]
 : c’est aussi à un entrelacs de réseaux de sociabilité et d’affinités esthétiques de « jeunes » artistes ou intellectuels qu’engagements politiques et initiatiques s’éclairent.
L’ésotérisme produit des schèmes inspirés de « traditions » antiques ou extra-occidentales (Plotin [205-270], l’hermétisme revus par la Renaissance, la Kabbale, l’hindouisme et le bouddhisme revisités par la néo-théosophie et d’autres groupes après le premier renouveau de l’occultisme, Fabre d’Olivet [1767-1825] et Eliphas Lévi-Alphonse-Louis Constant [1810-1875]) qui redonnent sens aux arts occultes (tarot, astrologie, alchimie, science des lettres et des nombres) et à la magie, voire à une figure de Jésus réinvesti comme « initié ». Cette matière très riche en formes symboliques et en correspondances (entre microcosme et macrocosme, depuis le corps jusqu’à la nature et l’univers), de surcroît faisant référence à maintes époques et régions, de l’Atlantide (un topos de l’époque) à l’Egypte ancienne, de Mother India aux Celtes, entre aussi en résonance avec la quête d’artistes en dialogue, par-delà les codes académiques, avec la « tradition » picturale et qui présentent en même temps une face moderne, dans la filiation de la critique d’art baudelairienne ; parfois acteurs dans l’ésotérisme, ils sont adeptes de ce que Walter Benjamin (1892-1940) — qui s’intéressera lui-même à l’ésotérisme - qualifiera, pour caractériser la période, d’une « théologie de l’art » [15]
. En ce sens, l’occultisme-ésotérisme n’est pas réductible à un seul fait de croyance, même si cet aspect intervient, avec ses rituels pour lesquels intervient sans doute aussi le goût du jeu et du déguisement, ses ordres « réveillés », et ses « cléricaux de l’occultisme et du spiritisme » [16] [16] : il apparaît comme un discours globalisant (ésotérique, esthétique, para-scientifique, politique). Celui-ci va investir les codes esthétiques, participer de l’introduction de thématiques dans un programme d’art métaphysique (thème de l’androgynie, emploi du sacré et de la figure de révolté qu’est alors Satan, symbolisme des couleurs, détournement de l’iconographie catholique, allusion à des dimensions astrales ou fluidiques). Des trajectoires de vie s’orientent dans ce bouillonnement intellectuel et spirituel marqué par une quête de l’idéal, y compris pour certains libertaires qui vont s’intéresser à divers groupes occultistes puis au bouddhisme dans leurs voyages en Orient (Alexandra David [1868-1969]) ou au soufisme en Tunisie (Henri-Gustave Jossot [1866-1951]) ou en Egypte (Leda Rafanelli [1880-1971], Ivan Aguéli [1869-1917]).

Ivan Aguéli et la « Tradition » : un libertaire entre soufisme et cubisme

« Les histoires vraisemblables ne méritent plus d’être racontées. Le naturalisme les a décriées au point de faire naître, chez tous les intellectuels, un besoin famélique d’hallucination littéraire »
               Léon Bloy, La Femme pauvre (1897)

Le parcours du peintre suédois John Gustav Agelii dit Ivan Aguéli, de son nom musulman Abdul Hâdi, est à cet égard emblématique puisqu’il s’articule entre les trois domaines : jeune peinture, sociétés initiatiques, révolte anarchiste, dans une chronologie courte (1890-1917) et sur une géographie très dense (la Suède, Paris, l’Egypte, Ceylan, la Catalogne). On interrogera, en cherchant à la mettre en situation, la catégorie de « Tradition » telle qu’il l’a travaillée dans différents écrits parisiens [17]
. Évoquons les lignes de force de son parcours.
À son arrivée à Paris en 1890 à l’âge de 21 ans, décidé à faire de la peinture contre l’avis de son père mais encouragé par des peintres suédois, il est élève d’Émile Bernard (1868-1941) qui n’a qu’un an de plus que lui, qui a son atelier à Asnières. Ce dernier a défini à Pont-Aven, peu auparavant, le synthétisme avec Paul Gauguin (1848-1903). Aguéli rencontre la même année Kropotkine (1842-1921) à Londres, et retourne en Suède l’été où il peint dans l’île de Gotland des portraits de jeunes filles (Flicka i blått, « fille en bleu », 1891), et des paysages symbolistes influencés par le cloisonnisme (Motiv frånVisby, 1892). Bernard l’introduit dans la branche théosophique Ananta d’Arthur Arnould. Aguéli restera longtemps proche de la néo-théosophie d’Helena Blavatsky (1831-1891) et d’Henry Stell Olcottt (1832-1907). Il est simultanément lié à des anarchistes et est arrêté en avril 1894, comme Félix Fénéon, Sébastien Faure (1858-1942), ou Émile Pouget (1860-1931) pour comparaître au procès des Trente (août 1894) à travers lequel le pouvoir entend prouver une « entente » entre anarchistes alors que la France connaît des attentats, et discréditer les théoriciens (loi du 18 décembre 1893 sur l’ « entente »). Aguéli, « élève des beaux-arts », est accusé d’avoir donné abri dans une chambre d’étudiant à l’ancien gérant de l’En Dehors de Zo d’Axa (1864-1930) et collaborateur de la Revue libertaire Charles Chatel (1868-1897) — qui comparaît aussi au procès —, et d’avoir correspondu avec la Belgique pour la reparution de La Révolte interdite [18]. Acquitté (comme les autres inculpés, sauf quelques illégalistes) après quatre mois de prison à Mazas — où il lit notamment le Coran —, il voyage en Égypte.
À son retour, il s’inscrit à l’École des Langues orientales où il apprend l’arabe et l’hindoustani, et à l’Ecole des Hautes-Etudes pour le sanscrit, et repart en 1899, pour les Indes et séjourne à Ceylan dans une madrasa [19]
 ; Aguéli est devenu musulman en 1898, prenant le nom d’Abdul-Hâdi, (« Serviteur de celui qui montre la voie ») tout en s’intéressant à d’autres formes religieuses (bouddhisme, taoïsme, plus tard bahaïsme), de façon typique de ces milieux entre occultisme et « traditions » ; il est à nouveau inculpé en 1900 pour avoir tiré le 4 juin sur des toréadors à Deuil, en région parisienne, durant une campagne contre la tauromachie ; il fait de la prison préventive à Pontoise [20] ;

au même moment, il donne à La Revue blanche de son ancien co-inculpé de 1894 Fénéon une traduction d’une nouvelle du romancier finlandais Juhani Aho (1861-1921) [21]. Il collabore en 1902 à L’Initiation, la revue occultiste créée en 1888 par Gérard Encaussse-Papus (1865-1916) [22]. Il écrit simultanément, depuis 1896, des chroniques d’art pour la revue du conjoint de son amie la militante féministe, néo-malthusienne et pour la défense des animaux (secrétaire de la Ligue populaire contre la vivisection) Marie Huot L’Encyclopédie contemporaine illustrée, qu’il avait rencontrée dès 1893 et avec laquelle il correspondait durant sa détention à Mazas [23]
. Entre 1904 et 1907, il participe en Egypte avec le médecin italien Enrico Insabato (1878-1963), lui aussi venu de l’anarchisme [24], à la revue italo-égyptienne Il Convito-Al-Nâdi, qui promeut une entente entre peuples et une lecture soufie de l’islam, mais dans un jeu d’influences au profit de l’Italie. Il est rattaché à un ordre soufi (ordre Shadhiliyya également relié à l’ancien adversaire algérien des Français, maître soufi et franc-maçon Abd-el-Kader (1808-1883)), et obtient de son cheik Abd al-Rahman Elish (1840-1921) l’autorisation de transmettre lui-même la filiation initiatique (ijaza) : en vertu de cette qualité qui fait de lui un moqaddem (délégué religieux) il est, selon Mark Sedgwick « (...) le premier Occidental connu qui ait établi en Europe une vraie branche d’un ordre soufi" [25]
. Il s’intéresse notamment au métaphysicien andalou du XIIIe siècle Ibn Arabi (1165-1240), alors peu connu en Occident [26]
. Quittant l’Egypte en octobre 1909, il séjourne en Suisse et en Suède, et participe à Paris à la revue La Gnose créée autour de l’Eglise Gnostique de Léonce Fabre des Essarts (1848-1917), par ailleurs ancien fouriériste, par le jeune René Guénon (1886-1951) ; il initie en 1911 ce dernier, ainsi qu’un autre acteur de l’occultisme, Léon Champrenaud-Sisera (1870-1925), au soufisme [27]
. Guénon refondra la catégorie de « Tradition » les années suivantes (« Tradition Primordiale » conçue comme un dépôt auquel remontent, par « voie régulière », des chaînes initiatiques dans diverses formes ésotériques (taoïsme, soufisme, védanta, franc-maçonnerie...), l’initiation étant conçue comme condition de la transmission de ce substrat et mode d’accès à une « réalisation métaphysique ») ; il est permis de penser qu’Aguéli - qui reprend lui-même l’expression de « Tradition primordiale » dès son premier article de janvier 1910 dans La Gnose, rapprochant l’islam et le taoïsme de celle-ci - a été l’une de ses références. Ivan Aguéli s’intéresse encore à la politique, avait noué à Genève des contacts avec des nationalistes chinois et écrit des articles en Suède sous le pseudonyme de Hoei-Tso [28] . Il reprend la peinture et, en décembre 1913, repart en Egypte où il peint des portraits et des paysages (Nilbåtar, « bateaux sur le Nil », 1914) de nature contemplative. Il en est expulsé en 1916 pour ses activités anti-britanniques, arrive en février à Barcelone et meurt en Catalogne espagnole le 1er octobre 1917, heurté par une locomotive du fait de sa surdité. Aguéli est reconnu en Suède comme un précurseur de la peinture moderne et fait référence dans les ordres soufis ou néo-soufis occidentaux créés ou établis à partir des années trente par des lecteurs de René Guénon à la suite de Frithjof Schuon (1907-1998), Martin Lings (1909-2005), ou Michel Vâlsan (1907-1974)  [29].
La formation d’Aguéli se fait à travers des réseaux, autonomes mais non cloisonnés, où se croisent peintres post-impressionnistes — français et nordiques [30]—, libertaires, et occultistes. Son anarchisme n’apparaît pas cependant uniquement artistique puisqu’il s’engage — pour La Révolte suspendue par les « lois scélérates » [31]
 ; sans être un protagoniste central de ces réseaux, les liens qu’il y a noués ne paraissent pas fortuits ou liés à la seule bohème. A la période de création artistique (1888-1895) succède une phase d’apprentissage de l’Orient, de voyages et d’ésotérisme (1895-1912), enfin une période marquée par un retour à la peinture qui intègre innovations formelles (avec l’influence du cubisme) et conception ésotérique de l’art, à travers une symbolique de la lumière et des couleurs. S’il n’y a pas véritablement rupture entre elles, on constate une ouverture progressive aux voyages et à l’apprentissage de langues non européennes, d’une façon singulière et particulièrement authentique, mais de façon contemporaine d’autres artistes : des peintres de l’école de Pont-Aven (Henri Delavallée (1862-1943), Charles Cottet (1863-1925), Emile Bernard) quittent durant les années 1890 l’Europe pour l’Egypte, la Turquie, ou la Polynésie pour Gauguin, dans un souci formel et intellectuel qui va parfois au-delà des poncifs orientalistes ; certains (Emile Bernard, Paul Sérusier (1864-1927)) ont été proches de la Société Théosophique [32]. A la même époque, des voyageurs, des acteurs d’expéditions coloniales ou administrateurs coloniaux cherchent à se rapprocher de doctrines « traditionnelles ». C’est vrai en Grande-Bretagne (Sir John Woodroffe-Arthur Avalon (1865-1936) pour le tantrisme avec La Puissance du serpent (1918), Elizabeth Louise Moresby-Lily Adams Beck (1862-1931), Zenn, amours mystiques, trad. française Jean Herbert (1897-1980), 1938). C’est aussi le cas en France, ainsi avec l’officier de marine Paul-Louis Félix Philastre (1837-1902) traducteur du Yi-king, qu’Aguéli cite à plusieurs reprises, et surtout avec le militaire et voyageur en Indochine Albert Pouvourville-Matgioi (1861-1940), qu’Aguéli rencontrera dans le milieu de La Gnose, fondateur avec Champrenaud en 1904 de la revue La Voie, qui traduit des textes taoïstes [33] [33]
.
Les langages de l’art ne sont pas étrangers à cette quête. Certains des enjeux du débat se mettent en place dans les années 1880/90 chez des symbolistes. La tradition des Primitifs, du Quattrocènto mais aussi de Maîtres récents comme Honoré Daumier (1808-1879) ou Eugène Delacroix (1798-1863), est souvent invoquée. Rodolphe Rapetti définit le courant symboliste comme « se déployant à l’intérieur d’un espace que délimitent l’idéalisme, la notion de synthèse des arts et celle de modernité » [34]
. La question ne se pose pas en termes d’unité stylistique, ni pour telle discipline prise isolément : les différents champs sont concernés (poésie, peinture, théâtre, musique) ; ils tendent aussi à se croiser et à se confronter à des expressions dites mineures : art de l’affiche, théâtre de marionnettes, théâtre d’ombres. Importe plus l’intention entendue comme projection de la subjectivité créatrice, non dans un sens romantique au sens usuel (l’expression sentimentale d’un moi), mais dans une capacité intuitive et allusive devant une réalité comme dématérialisée ou déchue, dont les formes sont à déchiffrer comme signes de l’Idéal. Dans cette perspective idéaliste qui revendique la force d’aimantation du symbole (artistique et/ou mode d’accès à une gnose ésotérique), le terme de « tradition » renvoie aux Maîtres en peinture ; renforcé par une majuscule — la « Tradition » -, il évoque également un ancrage dans un pôle idéel, hors du temps commun, que l’ésotérisme notamment (mais aussi l’Orient ou les primitifs africains ou polynésiens — après la Bretagne qui en apparaît semble-t-il comme une première figure de l’ailleurs) prend en charge. A travers cette double acception, il s’agit d’une valeur positive ou de référence pour ces artistes, mais il ne faut pas pour autant les voir en simples réactionnaires, même s’ils s’inscrivent en effet dans une réaction au matérialisme : par leurs innovations, leurs réflexions, leurs affinités, leur mode de vie, ils évoluent dans l’espace intellectuel de la modernité (au sens d’un procès auto-référentiel), celle-ci fût-elle décriée comme monde méprisé de l’argent, de la bourgeoisie, de l’industrie, ou à travers le naturalisme et le réalisme en littérature et en peinture. Le terme de "Tradition" apparaît, pour cette période, polémique et ouvert, en tous cas moins prescriptif qu’aujourd’hui et ainsi conserver une part d’indécidabilité ; il peut côtoyer, à travers les références de l’art, des affinités intellectuelles et politiques distinctes, ou ouvrir à des spiritualités. La modernité se voit alors elle-même travaillée, parfois renversée au profit d’une nouvelle hiérarchie des valeurs. La « Tradition » se révèle être ainsi un opérateur idéologique — susceptible, par glissements successifs, de mutations internes, et producteur d’effets esthétiques et politiques.

Les usages de la « Tradition » au début du XXe siècle

« Selon les dires et les œuvres des peintres « chrétiens », ou « néo-chrétiens », la Tradition ne serait, au fond, qu’un brevet officiel de fausses antiquités. Nous pensons autrement ».
Abdu-Hâdi, Encyclopédie contemporaine illustrée, 1913

Pour Aguéli, sur un plan métaphysique, la « Tradition » renvoie en 1911 à la doctrine de l’« Identité suprême » du soufisme telle qu’il l’a rencontrée en Egypte dans l’oeuvre d’Ibn Arabi. Elle est marquée par une « sensation de l’éternité », traduction qu’il fait, en 1911, pour La Gnose, d’un concept soufi pour un « élément indestructible et très subtil que Dieu a déposé dans l’âme de chaque être » : « Nous l’appelons Es-Sirr » (=l’occulte, le mystère) car il est le secret particulier entre toute créature et son Seigneur. Il est une énigme dont la solution incombe à l’ensemble des efforts vitaux, de façon à constituer un devoir cosmique de premier ordre. Personne ne peut savoir ce qu’il y a dans le secret seigneurial d’un autre (...) » ; si l’individu intègre ce stade, « il perçoit, au-dessus de l’illusion collective, une sorte d’étoile, un point fixe dans le vide (...), ce point se développe et prend une forme humaine, laquelle, par irradiation, produit l’horizon d’un monde nouveau en harmonie avec la place que l’on occupe dans l’éternité. Tel est, en quelques mots, ce que l’on appelle la « culture du moi », et que nous désignons par le terme « El-Insânu-kâmil », c’est-à-dire l’Homme universel » [35]. Il évoque dans la même revue, pour caractériser l’« art cérébral », l’’« Actualité permanente du Moi extra-temporel et immarcescible  [36]
. De façon subtile, Aguéli formule une manière d’individualisme spirituel qui peut être entendu par ses contemporains parfois influencés par l’individualisme anarchiste (lui-même, on le sait, étranger à l’égoïsme bourgeois), ou d’autres philosophies centrées sur l’individu, mais qui s’en distingue évidemment. Au regard de cet absolu ouvert par l’ésotérisme, « Ibsen, Tolstoï, Nietzsche », sont certes « respectables », « mais n’ont aucune valeur traditionnelle. Moralistes d’influence locale, ils ne peuvent nous intéresser que comme de petits prophètes de province » [37]. Cette appréciation de penseurs alors très influents dans les milieux parisiens avancés [38]
, exercée au nom de la « Tradition » (ici ésotérique), entend se placer sur un terrain universel, non au regard d’idées réactionnaires.
Ses critiques d’art procèdent des mêmes principes et suivent le même argumentaire. En 1912 , sur la question du rythme en matière de création : « Quand ce rythme est exprimé directement, vous avez devant vous un geste de l’art pur, cérébral, ésotérique, qui n’est ni ancien, ni moderne, ni oriental, ni occidental, ni sauvage, ni civilisé, mais qui est l’Art tout court, l’art éternellement jeune et invariable, ayant la faculté de rayonner dans toutes les époques, par tous les pays et tous les climats » [39] ; sa source réside dans le « Moi supérieur, le Soi », dans la « solitude intérieure » [40]
 ; et en 1913 : « Au point de vue de la Tradition et de l’ésotérisme, l’artiste c’est l’homme à la perspective mentale, l’homme qui a, pour ainsi dire, un soleil personnel créé exprès pour lui (...) dans la « sensation de l’Eternité »  [41].
Aguéli distingue l’art pur, « cérébral », proprement ésotérique, des formes « hybrides », « sentimentales », avec ce qu’elles comportent de « réminiscences de personnes ou de choses, atavismes ethniques, géographiques » [42]. Dans ce noyau critique, la « Tradition » assume une position trans-historique. Elle ne se confond pas avec la « Tradition — avec majuscule s.v.p. — des sciences occultes, de l’ésotérisme des sanctuaires » [43] : il fait sans doute référence aux salons de la Rose-Croix organisés de 1892 à 1897 (où ont exposé Bernard, Alexandre Séon (1855-1917), Armand Point (1860-1932)), et à celui du « groupe ésotérique » de 1900, où a exposé Emile Bernard, et à un certain ésotérisme parfois décoratif ; mais il se distingue aussi de Maurice Denis (1870-1943), « le peintre chrétien — ou néo-chrétien — par excellence » (ECI n°664, 25 mai 1913) ; ce dernier, figure de proue des Nabis, groupe constitué en 1888, est le chantre depuis 1890 d’un « néo-traditionnisme » et d’une équivalence symbolisme/spiritualité/christianisme [44].
Le néo-christianisme est en effet une tendance montante au tournant du siècle. Des thèmes religieux investissaient déjà la peinture de Gauguin (qui se tourne ensuite vers le primitivisme aux Marquises et meurt en 1903) et d’Emile Bernard (qui reviendra à une forme néo-classique) dès la période de Pont-Aven, constituant un tournant avec les scènes parisiennes [45]
. Une modernité formelle se fond ensuite chez certains avec un art proprement religieux : Emile Bernard, Maurice Denis, réalisent des fresques d’églises en Méditerranée ou en France (Bernard, décor de la chapelle des missionnaires français de Lyon à Samos, 1893 ; Denis, décoration intérieure de l’église de Vésinet, 1901). Pour une part, les Nabis auront ainsi fait la jonction entre les innovations post-impressionnistes et un nouveau cadre religieux. Durant une même séquence historique, des poètes ou des intellectuels — Paul Claudel (1868-1955), Joris-Karl Huysmans (1848-1907), Charles Péguy (1873-1914), Max Jacob (1876-1944) [46]
— se convertissent au catholicisme et se réapproprient son patrimoine mystique et liturgique ; des protagonistes de l’occultisme, Phaneg-Georges Descormiers (1867-1945), Sédir ou Papus, se rapprochent eux aussi de l’Eglise ou de la « tradition occidentale », notamment par le truchement du mage « Maître Philippe » (Philippe Nizier (1849-1905)) ; Guénon connaîtra, à partir de 1915, après plusieurs expériences occultistes (Ordre Martiniste, Eglise Gnostique, Ordre du Temple Rénové), une période de contacts avec les milieux catholiques, notamment à travers Noelle Maurice-Denis-Boulet (1897-1969, fille du peintre), proche d’intellectuels du néo-thomisme, dont Jacques Maritain (1882-1973), qui redéfinit alors le lien entre tradition de l’Eglise et modernité [47]. On comprend qu’Aguéli ne suit pas la voie de cette réaction religieuse catholique interne à l’avant-garde artistique et à la pensée françaises.
Une autre alternative de l’équation modernité/tradition dans le domaine de la création est évidemment celle qui est mise en avant par le futurisme qui pénètre alors sur la scène des arts française, proclamant la seule validité des figures modernes (mouvement, vitesse, machines, etc.) « contre l’art académique, les musées, le règne des professeurs, des archéologues, des brocanteurs et des antiquaires » [48]. Aguéli qui, on l’a vu, partage cette méfiance pour le néo-antique, écarte pourtant cette solution moderniste radicale. Les futuristes ne sont, de même que les « passéistes, les muséistes, les modernistes, qu’autant de sentimentaux » [49].
Le cubisme, en revanche, répond mieux pour Aguéli à sa définition de l’art pur, « cérébral » : il réalise l’investigation de l’« espacisme » ouverte par l’impressionnisme, suivie par Paul Cézanne (1839-1906) (dont Aguéli connaissait l’oeuvre par le magasin du fameux Père Tanguy peint par Vincent Van Gogh (1853-1890)) et ses continuateurs : « Car cet art pur, que ne voile aucun sentimentalisme à la mode, qui ne fait aucune concession aux habitudes esthétiques de la multitude (...) cet art est véritablement ésotérique, lui, et aucun autre, quoiqu’en dise M. le Sar Péladan » [50]. Il chronique en novembre 1912 l’exposition de la Section d’Or où expose le groupe cubiste de Puteaux : Albert Gleizes (1881-1953), Jean Metzinger (1883-1956) pour Le Goûter (1911), ou Marie Laurençin (1883-1956) dont la nature morte est comme « un spécimen unique d’une civilisation inconnue, ayant fleuri sur quelque Atlantide de légende ». Et, en juin 1913 : « Selon nous, c’est l’espacisme qui fait retrouver la Tradition ancienne, celle qui est imprescriptible et toujours jeune. Car il est le triomphe définitif de la lumière par l’emploi de la perspective estivale, solaire et divergente selon laquelle les différents plans de l’espace s’élargissent en tous sens et se déroulent en des mouvements d’éventail éployé. Ce que l’on appelle vulgairement le « vide », terreur des peintres chrétiens, devient, pour ainsi dire, le cerveau, les centres nerveux du tableau ; car, sillonné par des courants dynamiques voulus et profondément médités par l’artiste, ce « vide » est contexturé de déterminants, de figures au dessin purement mental. Ainsi, la maîtrise dans l’art, comme l’état de grâce dans le dervichisme, portent tous les deux le même signe caractéristique : le ciel qui s’ouvre. Il est intéressant de constater qu’en Europe, ceux qui ont été favorisés par la vision des cieux qui s’ouvrent sont presque toujours des révoltés ou des réfractaires » (« La 29ème exposition du Salon des indépendants », ECI n°665, Abdu-Hâdi renvoie en note dans ce passage à des articles de La Gnose). Ce faisant, il intervient aussi dans le débat sur modernisme et tradition.
Dans un affrontement entre visions de l’art et de la tradition, les théoriciens du cubisme s’opposent au classicisme français de la Renaissance dont l’Action française s’était emparé, en en faisant, comme avec l’école romane en poésie, le modèle normatif de la civilisation contre l’« irrationalisme » symboliste [51]. En arrière-fond de ce débat court le clivage esthético-politique Nord/Sud, celtisme-gothisme/hellénisme-latinité, artistes anarchisants/chantres du modèle national gréco-romain, innovation/imitation, individualisme/ collectivité ; il nourrit aussi la réflexion sur la définition de ce qu’est la nation française, son peuple, son prolétariat. Dans ce clivage à plusieurs facettes, Aguéli occupe une position paradoxale : en effet, homme du nord, il a dans une certaine mesure eu un parcours de transfuge vers le sud et son « paysage monothéiste » — musulman il est vrai —, lui qui n’a eu de cesse de quitter « cette pute d’Europe » [52]. Mais dans cette trajectoire en diagonale à travers les arts et les idées, Aguéli est un moderne qui se range du côté des cubistes qui ont compris que « le premier sujet à peindre dans un tableau est justement l’espace lui-même, et comme le portrait d’un espace » — pour en offrir une lecture originale, soufie, étrangère aux seuls enjeux locaux français. Ce « défenseur ardent et plein d’idées neuves » des cubistes — dans L’Encyclopédie contemporaine illustrée mais aussi dans La Gnose où il évoque Pablo Picasso (1881-1973) ou Fernand Léger (1881-1955) - est du reste remarqué par Guillaume Apollinaire (1880-1918) qui lui consacre en septembre 1912 une chronique dans Le Mercure de France [53]
.
Ses préoccupations croisent aussi, sur un autre plan de lecture, celles d’anarchistes engagés dans les arts, comme autour d’Action d’art fondée en 1913. La création est ici conçue comme une impulsion individuelle irrépressible vers la liberté. Pour Gérard Lacaze (1876-1958), « la vraie tradition est une tradition de révolte et d’émancipation. Toute idée est révolutionnaire. Dans le passé, tout ce qui a été nouveau, tout ce qui s’est imposé contre les préjugés et les habitudes, voilà ce qui nous appartient. Voilà notre tradition » [54]. A quoi font dans une certaine mesure écho les propos d’Aguéli, sur Daumier (1808-1879) par exemple (« réaliste parce que libertaire comme Rabelais ou Victor Hugo » [55]
). Le modèle de la "Tradition" tel que le déploie Aguéli ne se confond certes pas avec l’individualisme anarchiste de Lacaze, Colomer, ou de Han Ryner, mais apparaît ainsi, en situation, comme à la fois une transposition, et un dépassement (de son point de vue s’entend) de la problématique du moi, centre de leurs préoccupations (et de celles de toute une génération idéaliste) au profit d’un « Moi supérieur (...) bel exemple d’une vitalité vraiment humaine de toutes les époques et de tous les pays. C’est le dandy des romantiques, comme il est l’ébauche de l’homme universel selon le dervichisme » [56]
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Sur le terrain politique, la même catégorie de « Tradition » avec laquelle Aguéli travaille la critique d’art le conduit à esquisser une réflexion singulière : anti-colonialiste et pro-islamique, comme l’était la ligne d’Il Convito, elle cherche aussi à intégrer ses aspirations dans une politique qui distingue monde musulman et Europe : « la société musulmane est absolument le contraire de celle de l’Europe », où « toute l’activité sociale repose sur le mépris et l’exploitation du pauvre ». Aussi « la révolte en Occident ne constitue aucun péché » [57]. Le monde musulman forme en revanche à ses yeux une société fraternelle, qui fait sa part à l’« intellectualité » et à la beauté. Ses valeurs libertaires se voient intégrées, au moins partiellement, à une conception politico-ésotérique des sociétés. Mais on a là, aussi, le point aveugle de sa quête qui va se manifester dans sa participation à Il-Convito.
Le Caire est une ville cosmopolite : forte présence italienne, revues francophones, colonie de peintres orientalistes, de populations réfugiées comme les Perses baha’is auxquels Aguéli s’intéresse, influence britannique. Elle compte des loges martinistes ; l’activité maçonnique y est importante ; les anarchistes [d’Alexandrie], particulièrement actifs, créent en 1901 une université populaire [58]. Aguéli donne à la revue d’Insabato plusieurs textes sur l’ésotérisme islamique ; il évoque aussi des questions sociales et politiques, comme le féminisme ou la politique coloniale. Mais Insabato est devenu un agent d’influence de Rome, directement rattaché au politicien Giovanni Giolitti (1842-1928) : arrivé au Caire en 1902 pour deux mois à l’occasion du congrès international italien de médecine, ce médecin bolognais amoureux de l’islam y restera dix ans, définissant l’année suivante un programme en vue d’un rapprochement entre monde musulman et Italie (dont la création en 1904 d’un organe italo-arabe, Il Convitto-al-Nâdî, l’octroi de bourses d’études, l’approche de confréries). Comment un anarchiste — peut-être déjà alors agent d’influence —, est-il parvenu à ce positionnement ? Dans le contexte de l’avancée impérialiste en Afrique du Nord (la Tunisie devient protectorat français en 1881, l’Egypte est conquise par la Grande-Bretagne en 1882), l’Italie, qui convoite la Lybie, cherche à jouer, notamment par le truchement d’Insabato, une carte d’influence culturelle invoquant le respect mutuel en se distinguant des autres puissances coloniales ; certains libertaires installés en Egypte ont peut-être adhéré en partie à ce projet en vertu de leur vision unitaire du genre humain, leur refus de la discrimination - que les zones sous influence italienne (Somalie ou Erythrée) ignoreraient. Des traits de la société colonisée ont pu faire l’objet d’une lecture allant en ce sens, comme le caractère non institutionnalisé de l’islam entrant en résonance avec leur anticléricalisme. C’est en tous cas dans ce contexte qu’un rapprochement se fait avec le cheik Elish, chef de la confrérie al’-Arabiyya al-Châdhiliyya, et qu’Aguéli participera à Il Convitto-al-Nâdî et sera initié par Elish. Mais à travers le réseau des confréries soufi de la région où se diffusent les idées discrètement pro-italiennes d’Il Convito, depuis la tête de pont que constitue Le Caire et l’Egypte, se prépare aussi une conquête de la Lybie en espérant gagner le « consentement » des élites traditionnelles [59]. Cet horizon pacifiste volera en éclats avec la conquête militaire par l’Italie de la Lybie en 1911 et l’affrontement avec l’Empire ottoman. Tenus pour suspects par les intellectuels égyptiens, surveillés par le colonisateur britannique, ils doivent cesser leur activité [60]. Aguéli, qui séjournera encore en Egypte, en sera expulsé. Sa découverte de la métaphysique d’Ibn Arabi, son engagement pour une civilisation musulmane qu’il admire peuvent, peut-être, être abstraits de cet arrière-fond colonial. Mais c’est alors au prix d’une décontextualisation historique qui ne restitue pas l’ensemble des articulations des parcours individuels et des enjeux qui les traversent.
Avec le premier conflit mondial, alors que les milieux artistiques, intellectuels, occultistes parisiens sont gagnés par une réaction religieuse et nationale — un retour à l’ordre — qui brouillera le paysage si audacieux de la Belle Epoque, Aguéli se retrouve en Espagne, isolé, ne parvenant pas à regagner la Suède, et où il peint la nature catalane (Lanskap med blomande aloë, « paysage aux aloès en fleurs », 1916) [61]. Ailleurs en Europe se déchaîne la « chasse à l’homme obligatoire » [62]
.
Il fut pour Apollinaire « l’un des hommes les plus singuliers qui se puissent imaginer même en rêve » [63].
 : son parcours et ses idées sur l’art ne sont certes pas représentatifs d’un mouvement d’ensemble des artistes de la période - mais cette singularité même, que l’on ne peut réduire à l’excentricité de la bohème, porte des lignes de force du remaniement interne aux arts dans les innovations post-impressionnistes, où les références ésotériques ne sont pas absentes ; elle témoigne d’engagements forts en politique - ici aux côtés des anarchistes - et dans une quête idéaliste qui l’a conduit, comme d’autres, mais plus radicalement, à suivre le fil d’Ariane de la « Tradition » ésotérique, de la néo-théosophie au soufisme - dont il restera un « porteur » —, hors des sentiers battus et hors d’Europe - mais dans une certaine ambiguïté historique dans la proximité du jeu géo-politique méditerranéen entre puissances européennes. Cette ambiguïté, peut-être les attendus (sémantiques et historiques) de la catégorie de « Tradition » l’ont-ils nourrie.

Denis Andro, juillet 2012.

[1Une première version de ce texte a été mise en ligne en 2009 sur le site de Michel Antony. Elle est, ici, entièrement remaniée.

[2Le Symbolisme est liberté et anarchie, fils de l’idéalisme. Il signifie le développement libre et complet de l’individualité" : Rémy de Gourmont (1893) cité par Suzanne Bernard : Le poème en prose de Baudelaire jusqu’à nos jours, Nizet, 1959, p. 486.

[3Jean Maitron : Le mouvement anarchiste en France, Maspéro, 1975, rééd. 1983, T.1, p.136-137 ; Paul—Henri Bourrelier : La Revue blanche. Une génération dans l’engagement. 1890—1905, Fayard, 2007. Outre La Revue blanche, où l’empreinte libertaire est importante, et qui va diffuser toute une modernité littéraire et artistique, La Plume ou Les Entretiens politiques et littéraires s’ouvrent à l’anarchisme. Daniel Oster souligne au sujet de l’un des thèmes littéraires de l’ »anarchisme sentimental » (expression de Léon Daudet (1867-1942)) — l’enfance vagabonde, la petite prostituée du Livre deMonelle (1894) de Marcel Schwob (1867-1905) — que dans cet horizon l’individu « ne sera ni l’individu de la démocratie, ni le citoyen de la République, pas plus qu’il n’aura été le fils de son père et de sa mère, et encore moins le sujet de sa conscience (...) le héros symboliste est toujours le fils de personne. Il est comme l’enfant absolu (...) » : « Le Lépreux », in Marcel Schwob : La Lampe de Psyché, P.O.L., 1993, p. XXVII-XVIII. Et, ailleurs : « Disons-le, la littérature fin-de-siècle est une Utopie »(p.XXV).

[4Rodolphe Rapetti : Le Symbolisme, Flammarion, 2007

[5Jean Moréas : »Manifeste du Symbolisme », Le Figaro, 18 septembre 1886 ; G. Albert Aurier : »Le symbolisme en peinture. Paul Gauguin », Mercure deFrance, mars 1891.

[6Correspondance presque complète, Ed. O. Volta, Fayard/IMEC 2000, p.41. Avec Claude Debussy (1862-1918), il fréquente la librairie d’Edmond Bailly (1850-1916), ancien sympathisant de la Commune qui va éditer symbolistes (Pierre Louÿs (1870-1925), André Gide (1869-1951)) et occultistes (A. P. Sinnett (1840-1921), Annie Besant (1847-1933)) : Victor-Émile Michelet : Les compagnons de la hiérophanie, rééd. Belisane, 1977, p.73 (1ère éd. 1938) ; Debussy est lié au soufi Inayat Khan (1882-1927) (ibid, p.75) ; Satie, proche d’Antoine de La Rochefoucauld (1862-1959), ancien archonte de la Rose-Croix, »excommunie » Mirbeau, etc.

[7Le Lotus bleu, organe de la Société Théosophique,se place ainsi sous le signe du »cycle de Kali—Yuga », suggérant, par cet emprunt à la conception indienne du temps, qu’il existe, à côté de l’histoire »visible », une autre histoire du monde. Cette revue a pour directeur l’ancien élu puis historien de la Commune (et l’un des exécuteurs testamentaires de Bakounine (1814-1876)) Arthur Arnould (1833-1895). Un des canaux de diffusion de la Société Théosophique a été La Revue socialiste d’un autre élu de la Commune, Benoît Malon (1841-1893), qui lui ouvre un temps ses colonnes à travers son collaborateur Louis Dramard (1848-1888), socialiste devenu théosophe, chef de file de l’Isis. Nous nous permettons de renvoyer notamment à nos approches : « L’utopie théosophique. Autour des socialistes des débuts de la Société Théosophique en France », Cahiers Charles Fourier n°22, 2011. La théosophe Camille Lemaître (1845-1892) qui traduit en 1890 Annie Besant et A.P. Sinnett à la librairie de l’Art indépendant a elle-même collaboré à La Revue socialiste et vient de la libre pensée : « Les lettres de Louis Dramard à Camille Lemaître », Historia occultae n°4, 2011. Dramard - qui figure dans le Maitron -, délégué d’Alger au congrès ouvrier de St Etienne de 1882, est l’auteur de Transformisme et socialisme. Revendications du socialisme contemporain avec les corollaires de la théorie de l’Evolution, aux bureaux du Prolétaire, 1882 (repris in Revue socialiste n°1 et 2, 1885, traduction italienne 1894). Devenu théosophe, il éditera en 1884 La Science occulte, étude sur la doctrine ésotérique. Il commence l’été 1884 sa propagande théosophique dans la néo-fouriériste Revue du mouvement social de Charles Limousin (1840-1909), ouvrier chapelier puis journaliste, ancien responsable du premier organe français de l’AIT La Tribune ouvrière, et futurcréateur de la revue maçonnique L’Acacia. Par ailleurs, le courant libre-penseur déiste de Charles Fauvety (1813-1894) irrigue des milieux qui vont s’intéresser à la néo-théosophie. Enfin, la mouvance spirite est marquée par certains aspects progressistes (féminisme, anticléricalisme, participation active à la Ligue de l’Enseignement de l’ancien fouriériste Jean Macé (1815-1894)). Il faut encore évoquer la figure très riche de Pierre Leroux (1797-1871). Sur certains de ces derniers aspects, voir Nicole Edelman : Voyantes, guérisseuses et visionnaires en France, Albin Michel, 1995 ; Marie-José Delalande : Le mouvement théosophique en France (1876-1921), doctorat d’histoire, Université du Maine, 2007. Pour complexifier encore le tableau, ajoutons que certains protagonistes font partie d’un autre groupe, la Fraternité Hermétique de Louxor, qui recourt à des méthodes magiques (miroirs magiques, et une forme de magie sexuelle qui a failli emporter la raison d’Arnould hanté par sa femme récemment décédée) ; cf Chanel Christian, Deveney John et Godwin Joscelyn : La FraternitéHermétique de Louxor (H. B. of L.). Rituels et instructions d’occultisme pratique, Dervy, 2000 ; Dramard lui-même traduit des instructions secrètes de la H. B. of L. avec Charles Barlet (Albert Faucheux 1838-1909), acteur-clef de la mouvance occultiste : Godwin Joscelyn : The beginnings of theosophy in France, Theosophical history center, Londres, 1989, p.17 (selon des manuscrits du Fonds Papus de la Bibliothèque municipale de Lyon).

[8Paul Adam rédige aussi des articles antisémites lors de la crise boulangiste en 1889 : Zeev Sternhell : La droite révolutionnaire. 1885—1914, Gallimard, 1997, p.265.

[9Jean-Luc Pestel : ""Fils du soleil". Saint-Pol-Roux lecteur de Rimbaud", in Saint-Pol-Roux. Passeur entre deux mondes, Presses universitaires de Rennes, 2011. La participation du Magnifique à la Rose-Croix esthétique de Péladan — indiquée notamment dans la biographie de Théophile Briant (1891-1956) dans la collection « poètes d’aujourd’hui », Seghers, 1952, p.18 - n’est pas établie ; il a nié connaître Péladan dans une lettre à Victor Segalen (1878-1919) ; cependant des thèmes occultistes et alchimiques affleurent dans certaines de ses oeuvres : Mikaël Lugan, communication personnelle.

[10La Télépathie et le néo-spiritualisme, Librairie de l’art indépendant, 1893. Nous évoquons brièvement cette brochure dans le Bulletin Métapsychique n°11 (par ailleurs consacré au surréalisme), IMI, mai 2012. Bernard Lazare fréquente aussi avec ses amis chartistes la librairie de Bailly qui la publie : Bourrelier,op. cit., p.322.

[11Jean—Pierre Lassalle : »Laurent Tailhade franc—maçon », Histoires littéraires n°27, 2006, p.21, qui cite Jean Bossu : Laurent Tailhade et son temps, Ed. de L’Idée libre, 1945.

[12Cinq articles en 1896. Sédir-Yvon Leloup est l ’un des acteurs de l’occultisme fin-de-siècle, devenu ésotériste chrétien, inspirateur du groupe Les Amitiés spirituelles (1920). D’autres revues d’avant-garde ont alors des chroniques occultistes (Le Mercure de France, La Plume, Les Partisans, Pan). Certains de ces chroniqueurs ont eu des idées socialisantes ou même anarchisantes (François Jollivet-Castelot (1874-1937 pour La Plume, Les Partisans), Marc Stéphane (1870-1944) pour Pan en 1911). Han Ryner (1861-1938) lui-même collaborera au Voile d’Isis occultiste — dont s’occupera Paul-Redonnel (1860-1935), venu lui aussi de La Plume et créateur des Partisans —, et à l’initiative ésotérique de L’Hexagramme des frères Simon-Savigny qui diffusent la « métaphysique » « adamiste » de leur père Michel (1832-1905) ; il rédige la préface du Petit Manuel hexagrammiste (« voici une religion sans cérémonie, sans clergé, sans servitude », cf L’Hexagramme n°90, avril 1919. Ce même numéro comporte un article de Manoel Gahisto (1878 - 1948) sur Marc Stéphane et le donne pour collaborateur de L’Hexagramme durant les premières années).
Une autre libertaire, Alexandra David-Néel (1868-1969), collabora au Lotus bleu de 1893 aux années trente, ainsi qu’à la revue symboliste belge, mais marquée aussi par un intérêt pour la question sociale, L’Idée libre, qui publie également quelques articles sur l’occultisme (notamment d’Octave Berger, théosophe puis militant colinsien. Berger est par ailleurs un ancien anarchiste (et un futur nationaliste) : source : Ivo Rens et William Ossipow : Histoire d’un autre socialisme. L’Ecole colinsienne 1840-1940, La Baconnière, Neuchâtel, 1979.). Alexandra David-Néel collabore en outre au Mercure de France dont l’un des chroniqueurs de l’occultisme, Jacques Brieu (1866-1921), a lui même collaboré à La Plume, à la revue de Jollivet Castelot L’Hyperchimie, et a été proche de L’Hexagramme. Par ailleurs, Le Voile d’Isis est édité par les libraires-éditeurs occultistes Chacornac, petit-fils de Jules Lermina (1839-1915), lui-même engagé à la fois dans l’occultisme, et des formes de socialisme (éditeur de l’ABC du libertaire, publications de la colonie communiste d’Aiglemont, 1906). Autre exemple de ces mêmes centres d’intérêt avec le peintre Frantisek Kupka (1871-1957), cf la notice de Felip Equy. Kupka sera l’une des références spiritualistes du groupe Abstraction-Création dans les années trente.

[13Jean—Jacques Lefrère : Les saisons littéraires de Rodophe Darzens, Fayard, 1998, p. 688-689.

[14Ernest Raynaud : La mêlée symboliste — 1870—1910, Nizet, 1920. Sur Bois, voir Dominique Dubois : Jules Bois (1868-1943). Le reporter de l’occultisme, le poète et le féministe de la Belle Epoque, Arqa, 2006. Il est intéressant de noter que, dans son enquête de 1902 sur l’ »au-delà », Bois recueille les avis de plumes littéraires (Verlaine (1844-1896), Jean Lorrain (1855-1906), Paul Adam, Mistral (1830-1914), Rémy de Gourmont (1858-1915)) ou de scientifiques spiritualistes (Camille Flammarion (1842-1925)), mais aussi du « compagnon Jean Grave » (1854-1939) qui situe ainsi la mode de l’occultisme : « (...) il y a quelques années, de jeunes littérateurs et artistes, cherchèrent à se singulariser, dans cette voie qu’ils essayèrent de remettre à la mode, sous prétexte, dirent-ils, de réagir contre le naturalisme. Mais cette tentative resta, me semble-t-il, très bornée, et elle ne tarda pas à se disloquer sous l’influence de l’idée anarchiste (...) » (L’Au-delà et les Forces inconnues, rééd. R.& C. Bouchet, 2001, p.108). La situation est plus contrastée que ce que décrit l’animateur des Temps nouveaux, en France ou ailleurs, quant à un intérêt pour l’occulte ou la mystique (y compris chez des athées) : incarcéré en 1899 pour outrage aux autorités, Gustav Landauer (1870-1919) — futur commissaire à l’éducation et à la culture de la République des conseils de Bavière, assassiné lors de la répression — traduit Maître Eckhart (1260-1328) en allemand moderne, etc.

[15"L’oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », Essais 2, 1935—1940, Denoël, 1971—1983, p.97.

[16Selon l’expression de Jollivet Castelot cité par Marie-Sophie André et Christophe Beaufils, Papus, biographie. La Belle Epoque de l’occultisme., Berg international, 1995, p.249. Nous ne nous arrêterons pas, ici, à la distinction, ultérieure, entre ésotérisme et occultisme. On entend souvent par ésotérisme une approche plus intellectuelle et plus spirituelle (cf la philosophia perennis) que l’occultisme, jugé plus « opératif », mais cette distinction est contestée par des occultistes.

[17à travers les chroniques d’art données à l’Encyclopédie contemporaine illustrée entre 1896 et 1913, et les écrits ésotériques parus dans l’Initiation en 1902 et dans La Gnose de janvier 1910 (premier numéro) à décembre 1911, ces derniers rassemblés par G.Rocca : ’Abdul—Hâdî : Ecrits pour La Gnose, Archè, Milan, 1988. Les cadres de ces revues ne sont pas étanches : Aguéli traite aussi d’art dans ses articles de La Gnose, et d’ésotérisme dans ses chroniques d’art de l’Encyclopédie contemporaine illustrée.

[18Dans le box des accusés apparaît, pour le chroniqueur Albert Bataille, »un jeune homme timide, féminin, romantique, avec un joli collier de barbe blonde. On l’entend à peine » (Causes criminelles et mondaines de 1894. Les procès anarchistes, Dentu, 1895, p.155) ; Fénéon, lui, répond au président »avec la morgue qu’un symboliste a coutume de manifester pour nous autres philistins » (ibid, p.172). Voir aussi Henri de Varennes : De Ravachol à Caserio (notes d’audiences), Garnier-Frères, s.d. Chatel, « homme de lettres », se revendique d’un anarchisme individualiste. Aguéli (orthographié Agneli par les chroniqueurs) se défend des accusations du président de correspondance avec la Belgique. Dans son article « 1894 : les procès anarchistes et la fin des attentats » (Gavroche n°75-76, mai-août 1994), Raymond Carre reproduit sur deux pages un dessin du box des accusés du Journal illustré du 19 août 1894, on l’on distingue le jeune Aguéli (merci à Éric Coulaud pour ces références).

[19Il est inscrit en 1896 à plusieurs cours de l’Ecole des Hautes-Etudes, pour certains (ainsi celui de l’indianiste Sylvain Lévi (1863-1935)) en même temps que Marcel Mauss (1872-1950). Y eut-il des échanges entre l’artiste suédois lecteur de Swedenborg (1688-1772) et le futur théoricien de la du don (et de la magie) ? On aimerait certes le savoir.

[20Les idées d’Aguéli, la cause animale qu’il défend, la trame de propagande par le fait où il s’inscrit, permettent difficilement de faire de son attentat »le premier exemple de ce que nous pourrions appeler un acte terroriste traditionnaliste (...) », comme l’écrit Mark J. Sedgwick, faisant ici preuve d’anachronisme (Contre le monde moderne, Dervy, 2008, p.73).
Les jugements à l’emporte-pièce sur Aguéli et son amie Marie Huot (1846-1930) (« antécédents anarchistes », « Huot s’entêtait à s’opposer à l’introduction en France des corridas de style espagnol », etc.) de Sedgwick ou d’autres auteurs spécialistes de l’histoire de l’ésotérisme semblent étonnants sous la plume d’universitaires. Sur l’attentat anti-corrida de 1900 et la sensibilité à la question animale de socialistes et d’anarchistes, cf Gavroche n°159, juillet 2009, et Les Cahiers anti-spécistes n°33, nov. 2010 (« Nos frères des règnes inférieurs » http://www.cahiers-antispecistes.org/spip.php?article402:).

[21« La bienvenue Nuit d’hiver », Revue blanche n°169, 15 juin 1900, réédité dans Nouvelles du Nord n°1, Ed. de l’Elan, Nantes, 1993.

[22« Notes sur l’Islam », août 1902. Curieusement, son compatriote August Strindberg (1849-1912) avait lui aussi collaboré à La Revue blanche et à L’Initiation (1896). Strindberg, féru d’alchimie, a en outre collaboré à L’Hypermichie de Jollivet Castelot.

[23Des extraits en ont été mis en ligne. Marie Huot dédie en 1908 son recueil Le Missel des Solitudes »à mon frère d’armes, à l’artiste fervent Ivan Aguéli (en religion Abdul Hâdi) ». Les Cahiers antispécistes ont par ailleurs republié un texte de 1887 de Marie Huot (« Le droit des animaux ») que nous avions retrouvé dans La Revue socialiste de Benoît Malon. Marie Huot, collaboratrice de L’En-Dehors, sera également une collaboratrice de la revue néo-malthusienne Génération consciente, un des engagements de nombreux libertaires à la suite de Paul Robin (1837-1912). M. Huot est, enfin, donnée comme théosophe par certains auteurs (M. F. James, et probablement à sa suite V. Lindqvit, J. P. Laurant, voir passim).

[24Il collaborait en 1898 au journal de Bologne La Libertà

[25Contre le monde moderne,op.cit., p.76.

[26Il traduit certains traités : »Le Traité de l’Unité (risâlatul—ahadiyah), »Les catégories de l’initiation (TartîbutTaçawwuf ) ». Aguéli avait un don prodigieux des langues ; mais d’autres écrivains également (Philéas Lebesgue (1869-1958), du Mercure de France, lui aussi proche de l’ésotérisme, ou encore Armand Robin (1912-1961)).

[27Aguéli entre en relation avec l’Eglise Gnostique à travers la Librairie du Merveilleux, l’un des pôles de la sociabilité occultiste parisienne : G. Rocca (dont nous reprenons la date de 1911 pour l’initiation soufie de Guénon) : préface à Ecrits pour La Gnose,op.cit., p.XV. Ses articles de La Gnose seront republiés dans les années trente et quarante dans Le Voile d’Isis et les Etudes traditionnelles influencés par Guénon, ainsi « L’Universalité en Islam », Le Voile d’Isis n°169, janvier 1934. Sur les librairies occultistes de la Belle Epoque, cf Frédérick Coxe : « Les Librairies anciennes et leurs grimoires », Historia occultae n°2, 2009. Sur l’engagement fouriériste de « Synésius »/Fabre des Essarts, Patriarche de l’Eglise Gnostique, voir la notice de Bernard Desmars : http://www.charlesfourier.fr/article.php3?id_article=961

[28Il pourrait s’agir d’anarchistes, influents parmi les étudiants et/ou ouvriers chinois de Paris, Lyon ou Genève. Un journal anarchiste chinois paraissait à Paris, en chinois et en espéranto : Xin Shiji/La Tempoj Novaj, de 1907 à 1910.

[29Sources : Paul Chacornac : La vie simple de René Guénon, Editions traditionnelles, 1958, p.43-47 ; Marie-France James : Esotérisme et christianisme autour de René Guénon, Nouvelles éditions latines, 1981, p.84-93 ; Esotérisme, occultisme, franc-maçonnerie et christianisme au XIXe et au XXe siècles. Explorations bio-bibliographiques, Nouvelles éditions latines, 1981, p.10-11 ; Viveca Lindqvit : Ivan Aguéli (catalogue de l’exposition), Centre culturel suédois, Paris, 1983 ; Viveca Wessel : Porträtt av em rymd, Författarföri, 1988 (avec une biographie en français) ; Anna Meister : »En Kronologi », in Ivan Aguéli, Atlantis/Prins Eugens Waldemarsudde, 2006, p.119—130 ; Jean-Pierre Laurant : René Guénon. Les enjeux d’une lecture, Dervy, 2006,p.88—94. Sedgwick : op. cit., p.72—76. Le nom d’Aguéli est très connu des lecteurs de Guénon à travers le monde : il est considéré au moins comme l’un des « passeurs » des métaphysiques orientales, avec Matgioi pour le taoïsme et un hypothétique « maître » hindou (non identifié et peut-être non existant, quoique J. P. Laurant paraisse envisager une telle rencontre). Si certains commettent quelques erreurs (le grand recteur de la mosquée de Paris, Dalil Boubakeur, évoque « Abdul Hadi Aguelli, converti d’origine italienne » (« René Guénon et l’Islam », in Vers la Tradition n°83-84, mars-juin 2001, p.94), pour les auteurs musulmans (soufis) du courant « traditionnel », Aguéli est incontournable comme maillon de la transmission initiatique et a sa place dans le récit de fondation en Europe du Taçawwuf, où elle est de plus en plus interprétée en lien avec une « fonction » supposée de Guénon, dans une confluence d’influences (Ibn Arabi, Abd el Kader, le cheik Elish auquel Guénon a dédicacé Le Symbolisme de la Croix (1931)) : Michel Vâlsan : »L’Islam et la fonction de René Guénon », Etudes traditionnelles, jan—fév.1953, repris dans Science sacrée, Dijon, 2003 p.172—179 ; Charles—André Gilis : Introduction à l’enseignement et au mystère de René Guénon, Ed. Traditionnelles, 2001, p.44 ; René Guénon et l’avénement du troisième Sceau, Ed. Traditionnelles, 1991, p.65—66 ; Frédéric Tessier : "René Guénon et "Al-Khidr"", La Règle d’Abraham n°7, juin 1999. Dans ce courant ésotérique qui présente des traits eschatologiques, on peut s’attendre à ce qu’Aguéli soit pour certains, dans cette logique, lui-même nimbé d’une aura surnaturelle liée à la « Tradition », situation qui ne manquerait pas d’humour s’agissant d’un libertaire. Mais la « Tradition » a peut-être plus d’esprit que certains de ses actuels inquiétants zélotes. Un autre anarchisant eut un rôle dans l’histoire occidentale du soufisme, le peintre Jossot, converti à l’islam en 1913, affilié à la confrérie Alawiya en 1923. Son intéressant témoignage Le Sentier d’Allah a du reste été mis en ligne sur le site des Amis du Cheik Ahmed al-Alawî (1874-1934) qui, pour l’occasion, indique un lien vers le site Ephéméride anarchiste... Selon Henri Viltard, spécialiste de Jossot, ce dernier a expédié le texte à Guénon (qui s’est établi en Egypte en 1930), avec lequel il a correspondu. Sur l’importance, par ailleurs — et sans faire d’amalgame - du thème de la "Tradition" dans le prêt-à-penser d’une frange de l’extrême-droite (on voit que les choses se sont renversées en un siècle), notable à l’époque contemporaine, voir Sedgwick, op.cit., Stéphane François : La Nouvelle Droite et la « Tradition »", Archè, 2011 et, de façon critique mais interne à l’ésotérisme, A.R. Königstein : L’erreur fasciste. Esotérisme et politique, 2003 :. Nous ne discutons cependant pas ici directement de l’histoire du "traditionalisme » qui fait aussi référence au fascisant Julius Evola (1898-1974) et récupère Guénon : cf Patrick Geay : « René Guénon récupéré par l’extrême-droite », La Règle d’Abraham n°16, décembre 2003.

[30Notamment finlandais, comme Werner Von Hausen (1870-1951) et Vaïno Blomstedt (1871-1947). Le Symbolisme eut un rayonnement important en Finlande : L’horizon inconnu. L’art en Finlande 1870—1920, Ateneum, Helsinki, 1999 (sur les liens d’Aguéli, p.173). Le Suédois Olof Sager—Nelson (1868-1896) fait un portrait d’Aguéli « en anarchiste » en 1893.

[31La Révolte (qui a pris la suite du Révolté fondé en 1879 par Kropotkine) avait parmi ses abonnés Paul Adam, A. France (1844-1924), Huysmans, Mallarmé (1842-1898), Leconte de Lisle (1818-1904), Rémy de Gourmont (1858-1915), etc. (Maitron, op.cit., p.144, n.133).

[32Emile Schuffenecker (1851-1934), de l’Ecole de Pont-Aven et proche de Bernard, dessine une couverture du Lotus bleu en 1892. En 1893, Bernard retrouve en Italie Paul Sérusier et Jean Verkade (1868-1946), nabi devenu moine bénédictin.

[33Indice des liens générationnels : Pouvourville eut comme camarades de pension, aux environs de Nancy, Barrès, Adam et Stanislas de Guaita (1861-1897), fondateur de l’Ordre Kabbalistique de la Rose Croix : Jean—Michel Belorgey (qui se réfère ici au travail de J.P. Laurant Matgioi, un aventurer taoïste, Dervy, 1982) : Lavraie vie est ailleurs. Histoire des ruptures avec l’Occident, J.C. Lattès, 1989, p.232. Matgioi-Pouvourville traduit Lao-tseu à la Librairie de l’art indépendant en 1894. Aguéli a par ailleurs été proche, dans les années 1890, du théosophe Jacques Tasset, élève de l’Ecole des Hautes-Etudes et auteur d’études sur le bouddhisme japonais pour le Bulletin de la Société d’ethnographie, et futur converti. Selon J.F. Luthi et A. Israël, la rencontre s’est faite par Bernard (Emile Bernard, l’Amateur, 2003, p.66). Selon G. Rocca, Aguéli a encore eu comme ami Charles Grolleau (1867-1940), le traducteur des Quatrains d’Omar Khayyam, lui aussi futur converti.

[34Le Symbolisme,op.cit., p.14.

[35« Pages dédiées au soleil », La Gnose n°2, février 1911, in Ecrits pour La Gnose, op.cit., pp.62—63. Titus Burckardt (1908-1984) — un lecteur de Guénon devenu un spécialiste de l’Islam - traduit cette notion comme "centre intime et ineffable de la conscience, "point de contact" entre l’individu et son principe divin", Introduction aux doctrines ésotériques de l’islam, Dervy, 1969, p.181. Le soufisme suscite, au début du siècle, un certain intérêt dans la mouvance spiritualiste : Edmond Bailly republie ainsi dans sa revue Libres études (1909-1910) plusieurs textes d’ésotérisme musulman traduits par l’orientaliste Silvestre de Sacy (1758-1838) ; en 1903, il avait par ailleurs édité L’islamisme et son enseignement ésotérique

[36« Pages dédiées à Mercure », La Gnose n°1 et 2, janvier et février 1911, ibid, p.40.

[37« L’universalité en l’islam », La Gnose n°4, avril 1911, ibid, p.92.

[38Dans Symbolistes et décadents, Gustave Kahn (1859-1936) consacre un chapitre à Tolstoï (1828-1910) dont la traduction, dans les années 1880, frappe les lecteurs français (ainsi Octave Mirbeau ou Romain Rolland (1866-1944)) ; en 1892, Rodolphe Darzens traduit du norvégien Les Revenants, et une phrase d’Ibsen (1828-1906) ( « l’Etat est la malédiction de l’Individu ») est en exergue de La Revue libertaire (1893—1894). Ibsen et Nietzsche (1844-1900) marquent cette génération déterminée à penser par elle—même. Mais Aguéli précise : "La plus grande partie de l’ésotérisme pratique concerne la destinée, l’identité du moi et du non-moi, et l’art de donner, basé sur le faquirisme. L’ordre consiste à suivre, docilement et consciemment sa destinée, qui est de vivre, de vivre toute sa vie, qui est celle de toutes les vies, c’est-à-dire celle de tous les êtres". Et il ajoute en note : "Je ne parle pas de la théorie ibsenienne : vivre sa vie". On peut signaler, au moment où Aguéli écrit ces lignes, dans un contexte distinct mais où les préoccupations sont analogues, un même passage d’une pensée centrée sur l’individu, Nietzsche, etc., chez les rédacteurs de la revue japonaise tolstoïenne Shirakaba - (1910-1923, qui fait connaître Cézanne ou Matisse (1869-1954)) - à des références au zen ou à l’amidisme, particulièrement chez Yanagi Soetsu (1889-1961), pour qui le basculement se fait via un intérêt pour la dimension mystique de William Blake (1757-1827), et qui écrit (évoquant l’art du peuple) : « (...) le détachement implique quelque chose de bien plus profond que la conscience. (...) l’oubli de soi est une base plus solide que la maîtrise de soi » : cité par Michael Lucken : « A la poursuite infinie des désirs intérieurs. Yanagi Soetsu avant le Mingei », Cipango n°16, INALCO, 2009, p.38. Parmi les collaborateurs de Shirakaba, certains créeront une communauté paysanne, l’un se suicidera après un engagement dans le socialisme et la littérature prolétarienne, Yanagi fondera le fameux mouvement d’arts populaires Mingei exaltant la création artisanale anonyme contre l’individualité artiste isolée. L’idée, défendue par M. Lucken, de la découverte/invention de la « tradition » (et donc d’un « nous ») comme réponse à une crise du « moi » pour toute une génération nous paraît très fructueuse et valoir aussi pour l’Europe.

[39L’exposition de la « section d’or » à la galerie La Boétie », ECI n°659, 15 novembre 1912.

[40ibid

[41« Sur les principes du monument et de la sculpture », ECI n°661, 31 janvier 1913.

[42L’exposition de la « section d’or »..., op.cit. Aguéli distingue le sentiment de la sensibilité, « base même de la mentalité ésotérique (...) point de départ de l’évolution du sixième sens, au moyen duquel s’identifient le moi et le non—moi », « Pages dédiées à Mercure », La Gnose, 1911. On peut se demander si la critique du « sentimentalisme », récurrente chez Guénon, ne trouve pas sa source, ou l’une de ses sources, chez Aguéli. Par ailleurs, sur certains termes traduits par Aguéli et repris par Guénon (dont « l’homme universel »), cf. J. P. Laurant, op. cit., p.93.

[43La 29e exposition du Salon des Indépendants », ECI n°665, 30 juin 1913.

[44M. Denis : « Définition du traditionnisme », Art et critique n°65 et 66, 22 et 30 août 1890, repris dans Le ciel etl’Arcadie, Ed. J.P. Bouillon, Hermann, 1993 ; il participe en 1896 à L’Art et la Vie de Pujo avec des « Notes sur la peinture religieuse » dédiées à Jean Verkade.

[45Ainsi avec le tableau de Gauguin La Vision du sermon (1888). L’évolution des fondateurs du synthétisme divergera : « L’intérêt de Gauguin pour l’art des Marquises constitue le premier maillon de la chaîne qui aboutira au début du XXe siècle à la découverte de l’art africain ou océanien par les artistes d’avant—garde » (Rapetti, op.cit., p.150—151) ; le primitivisme de Gauguin a un aspect subversif : « C’est contre cette évolution que se dressera au début du XXe siècle Emile Bernard en reconstituant de toutes pièces une esthétique traditionaliste » (ibid).

[46Max Jacob fut féru d’astrologie et de tarot avant sa conversion au catholicisme. Le mouvement de conversion à l’Eglise de nombreux artistes et intellectuels est un phénomène spirituel, mais aussi culturel et porteur d’effets politiques, important. Le grand Max Jacob — qui mourra au camp de Drancy — signe ainsi l’appel de soutien à Franco de Claudel durant la guerre d’Espagne... (parmi les autres signataires, Maurice Denis (liste complète in Josep Massot I Muntaner : Tres esciptors davant la guerra civil. Georges Bernanos, Joan Estelrich, Llorenç Villalonga, publicacions de l’abadia de Montserrat, Barcelone, 1998, p. 196-208)).

[47J. P. Laurant : René Guénon..., op.cit., p.107 et suiv.

[48Marinetti : Le Figaro, 20 février 1909.

[49L’exposition de la « section d’or », op.cit. La Section d’or est notamment inspirée par la numérologie et la géométrie hermétique (pythagorisme). Les jeunes artistes convoquent des éléments de l’ésotérisme (ici diffusés par Péladan) dans leur travail de recherche et de dépassement des académismes. La « Tradition » est alors vecteur de la plus grande modernité formelle. Le début de l’Abstraction sera aussi porté par des éléments métaphysiques, mystiques, ou néo-théosophiques, chez Kasimir Malévitch (1879-1935), Piet Mondrian (1872-1944), ou Vassili Kandinsky (1866-1944).

[50ibid

[51Mark Antliff et Patricia Leighten, Cubisme et culture, Thames & Hudson 2002, p.111 Gleizes donne en 1913 « Le Cubisme et la Tradition », dans Montjoie !, née dans la mouvance de la Ligue celtique créée en 1911. Il exalte le celtisme contre le Sud latin prôné par des peintres conservateurs comme Maurice Denis (ibid., p.121). Gleizes — qui sera lui aussi un converti - sera enfin apprécié par Guénon, qui rendra compte de certains travaux, ainsi en 1939 dans les Etudes traditionnelles pour La Signification humaine du cubisme, ce dernier permettant, au-delà de la Renaissance, de « se rapprocher des conceptions artistiques du moyen-âge (...) » (repris in Comptes rendus, Editions traditionnelles, 1986, p.30-31). L’évolution de Gleizes le conduira enfin à participer au Comité national du folklore pétainiste, cf Gilles Bounoure : « Coalescence et dissolution du cubisme » (compte rendu d’une exposition au musée de la Poste en 2012) : http://www.npa2009.org/content/expos-coalescence-et-dissolution-du-cubisme

[52cité par Lindqvist, Ivan Aguéli,op.cit. Il est en même temps épris de poètes français : Baudelaire, Villiers de l’Isle—Adam (1838-1889) auquel il confère un véritable statut métaphysique puisqu’il le rapproche d’Ibn Arabi : « Pages dédiées au soleil », La Gnose, 1911, considérant qu’eux seuls ont parlé de la « sensation de l’éternité ». Villiers exerce un ascendant considérable sur la jeune génération. Un hommage avait ainsi été rendu à Villiers par Catulle Mendès (1841-1909) dans L’Initiation en 1889 (cité par D. Dubois : Jules Bois, op.cit., p.30). Aguéli cite encore Léon Bloy (1846-1917) (La Gnose, janvier 1910).

[53Apollinaire : « Le Suédois mahométan », Le Mercure de France, 1er septembre 1912, repris in Oeuvres en prose complètes, Gallimard, 1993, III, p.122—123. Il lui propose alors d’écrire un ouvrage sur l’art, et Aguéli lui adresse le numéro de janvier 1911 de La Gnose. Il existe une (mince) correspondance entre Apollinaire et Aguéli : Laurence Campa : Correspondance avec les artistes 1903-1918, Gallimard, 2009, p.540-545. Aguéli fut aussi l’un des premiers à défendre Edvard Munch (1863-1944) : Arne Eggum : « Munch tente de conquérir Paris (1896—1900) », Munch et la France, Réunion des musées nationaux, 1991, p.199, ainsi pour « L’Enfant malade » « qui synthétise un drame de la vie humaine avec une si profonde émotion, que l’on sent que la mort y assiste en personne spectrale, comme un troisième acteur, caché » (ECI, 1896).

[54L’Idée libre, octobre 1912, citée par Antliff et Leighten, op.cit., p.130. André Colomer (1886-1931) rapproche les cubistes de l’individualisme anarchiste (ibid).

[55« L’exposition Daumier », ECI n°464, 20 mai 1901. « Symboliste, il l’est, mais il faut s’entendre sur ce mot. Pour lui, tout peut devenir une fenêtre ouverte sur l’infini » (ibid).

[56« La 29e exposition du Salon des Indépendants », ECI n°665, 30 juin 1913. Parmi les références d’un anarchisme individualiste se cherchant alors aussi dans les pensées d’Orient, on peut relever cet article d’Alexandra David sur le taoïste du Ve siècle avant JC Yang-tchou et ses « invitations à vivre notre vie intégralement, à marcher « comme notre coeur nous mène » (« Un Stirner chinois », Mercure de France, 1908). Ces préceptes sont aussi à entendre dans le sens d’un accord, de façon intuitive, de l’être intérieur avec le flux de la nature et de ses situations en perpétuelle transformation. Pour une approche de ces philosophies historique, non orientaliste (au sens où l’a critiqué Edward Said (1935-2003)) et qui fait en même temps toute leur part aux éléments ésotériques, voir l’Histoire de la pensée chinoise de Anne Cheng (Seuil, 1997).

[57« Notes sur l’islam », L’Initiation n°11, août 1902.

[58Anthony Gorman : « Socialisme en Egypte avant la Première Guerre mondiale. La contribution des anarchistes », Cahiers d’histoire n°105—106, 2009. L’anarchisme égyptien compte alors plusieurs centaines de membres actifs (italiens, grecs et juifs notamment),ibid, p.52.

[59sources : Nora Lafi : « Anna Baldinetti, Orientalismo e colonialismo. La ricerca di consenso in Egitto per l’impresa di Libia, Rome, Instituto per l’Oriente « C.A. Nallino », 1997 », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, n°83—84, juillet 1998 ; Meir Hatina : « Where East Meets East : Sufism as a Lever for Cultural Rapprochement », International Journal of Midle East Studies, 39, 2007, p.389—409.

[60Insabato poursuivra son parcours d’informateur du monde musulman et de ses confréries (turuq) : « Pour pouvoir agir sur les populations nous devons tendre nos efforts persévérants et toute l’énergie de notre politique à gagner les chefs de ces congrégations et diriger leurs gestes », L’Islam et la politique des alliés, Berger—Levrault, Nancy, 1920, p. XXV.

[61Une aide pour retourner en Suède parvient trop tard en Espagne. Le prince Eugène de la Maison royale est lui—même pleinariste. Les dernières peintures d’Aguéli intègrent son expérience spirituelle soufi à travers le symbole de la lumière : Viveca Wessel : « Ivan Aguéli, and the Gotlandic Landscape », 2002.

[62Jollivet Castelot cité par M.S. André et Ch. Beaufils, op.cit., p.328. Le mouvement anarchiste se fracture lui aussi, plusieurs leaders (dont Kropotkine, Jean Grave, Paul Reclus (1858-1941), Ishikawa Sanshiro (1876-1856), Charles Malato (1857-1938)) prenant position pour les Alliés contre l’Allemagne (« Manifeste des Seize »).

[63« Le Suédois mahométan », op.cit