Partie II
Une traduction esthétique de l’anarchisme au cinéma, entre visée sociale et expérimentation formelle
Textes précédents
Partie I. L’écriture des possibles : l’anarchisme comme opposition au déterminisme
– I.1 Armand Gatti et l’anarchisme : dimensions politique et métaphysique.
– I.2 Ouvrir le champ des possibles contre les déterminismes
Partie II. Une traduction esthétique de l’anarchisme au cinéma, entre visée sociale et expérimentation formelle
L’ ŒUVRE cinématographique d’Armand Gatti est assez restreinte en termes de productions - seulement six films réalisés dont deux séries vidéo - comparativement à la profusion de textes poétiques et de pièces de théâtre écrits depuis le milieu des années cinquante et jusqu’à aujourd’hui.
Les rapports de Gatti avec l’institution cinématographique ont toujours été difficiles, et l’ont
conduit à se détourner définitivement du cinéma après la réalisation de Nous étions tous des
noms d’arbres en 1981. Les impératifs économiques, qui réduisent fortement la liberté de l’artiste,
et les sommes d’argent considérables que nécessite la réalisation d’un film, en sont évidemment
la cause principale. Le manque de soutien du Centre National de la Cinématographie a rendu
impossible la réalisation d’un certain nombre de scénarios : pas moins de dix scénarios auxquels
le CNC a refusé l’avance sur recettes [1].
Tous les films de fiction ont été tournés à l’étranger, produits également à l’étranger ou fait l’objet de coproductions : L’Enclos est une coproduction France/Yougoslavie et a été tourné en Yougoslavie, El otro Cristobal a été tourné à Cuba et financé par Cuba, Le Passage de l’Èbre
est une production allemande tournée en Allemagne et enfin Nous étions tous des noms d’arbres,
tourné en Irlande, est une coproduction France/Belgique/Irlande.
La plupart des films ont été très peu diffusés, bien que tous les films de cinéma aient reçu plusieurs prix dans divers festivals dont celui de Cannes. À part L’Enclos qui a fait l’objet en 2003 d’une édition DVD [2] , les films d’Armand Gatti sont introuvables dans le commerce et ne
sont plus diffusés qu’à l’occasion de rares rétrospectives. El otro Cristobal est sorti en VHS mais
n’a pas été réédité en DVD. La série vidéo La Première lettre a été diffusée sur FR3 en 1979 [3] .
Les autres films n’ont fait l’objet que d’une diffusion confidentielle.
Gatti a pleinement conscience des ambigüités de sa posture face au système, le désapprouvant mais demeurant dépendant de son financement
Étant donné notre démarche qui est une démarche semi-marginale, un pied dans la marginalité et un pied dans le système, tout dépend de la possibilité de faire qui nous est donnée. On refuse le système, mais on ne peut s’en passer. Ça fait partie des ambiguïtés qu’il faut endosser si on veut avancer. Il y a une démarche un peu boiteuse, mais c’est cette démarche qui est notre vérité. On n’en a pas d’autre. Ou alors on s’arrête, on s’enferme : soit dans la pureté absolue - et on ne fait plus rien ; soit dans le système - et on en fait encore moins avec le sentiment de se rabaisser, de devenir le produit commercial que demande le système [4] .
Si les convictions politiques et artistiques d’Armand Gatti le marginalisent au sein de la
profession, ce n’est pas le langage cinématographique en tant que tel qu’il rejette. Gatti affirme
en effet « Parler aujourd’hui de cinéma comme j’ai pu le faire, c’est avoir envie de foutre en
l’air tout le système, parce que tout le système est mauvais ! Mais dans tous les langages il y a du vrai, même dans le cinéma quand il est bien fait. [5] ».
Le cinéma reste pour lui un langage parmi d’autres [6] dont il peut finalement se passer, et
Gatti privilégiera la littérature comme moyen d’expression moins contraignant et permettant une
plus grande autonomie. Il n’en demeure pas moins que les six films d’Armand Gatti présentent
chacun une forme originale et particulièrement intéressante, notamment par les interférences entre
fiction et documentaire. Ce rapport fiction 1 documentaire recoupe le rapport Histoire/Utopie, qui est aussi central dans l’ensemble de l’ œuvre littéraire d’Armand Gatti.
L’œuvre cinématographique d’Armand Gatti se caractérise par l’unité du propos et une
certaine diversité de formes et de modes de production. Le premier film, L’Enclos, est le plus
« classique » du point de vue de la forme, mais il exprime déjà toute la problématique de « l’homme plus grand que l’homme » qui se retrouvera traitée différemment dans tous les films. Avec El otro Cristobal et Le Passage de l’Èbre , Armand Gatti entreprend un travail plus
expérimental sur l’image en particulier. Puis à partir du milieu des années soixante-dix, il se
tourne vers la création collective dans le cadre de documentaires (Le Lion, sa cage et ses ailes et
La Première lettre) puis d’une fiction (Nous étions tous des noms d’arbre).
Aucun de ces films n’aborde directement l’anarchisme. Les personnages des films de fiction ne
sont pas anarchistes (les personnages politisés sont communistes, comme Karl dans L’Enclos, ou
bien leur combat politique n’est pas associé à une idéologie précise, comme celui de Cristobal),
pas plus que le résistant Roger Rouxel à qui Gatti consacre une série vidéo. Pour expliquer le
fait qu’il n’ait consacré aucun film aux figures de l’anarchisme comme Buenaventura Durutti,
auxquelles il tient pourtant beaucoup, Gatti accuse à nouveau le système :« Non, je n’ai pas
fait de film sur lui, mais j’ai écris trois pièces ! Tu ne peux pas traiter d’un sujet comme cela au
cinéma. Avec le système cinématographique que l’on connaît, on aurait déporté le thème, on
aurait détourné le sujet !!! [7] ».
L’absence d’un traitement explicite de l’anarchisme n’empêche pas les films de le convoquer
de façon plus subtile, dans leur propos général et dans divers éléments de mise en scène, ce qui
rend l’étude des films sous l’angle de « l’esthétique libertaire » d’autant plus intéressante.
Si le sujet des films ne convoque pas directement l’anarchisme, les thèmes récurrents cor-
respondent tout de même à des préoccupations que partagent les libertaires avec d’autres
révolutionnaires : en particulier, l’internationalisme et la lutte de classe, comme le soulignent
Claire Mathon et Jean-Louis Pays [8] .
L’œuvre filmique d’Armand Gatti est aussi intéressante à étudier en fonction de son œuvre théâtrale. Les scénarios dans lesquels le type de structure propre au théâtre de Gatti se retrouve le plus font partie de ceux qui n’ont pu être réalisés, en particulier celui des Katangais, qui fonctionne sur une mise en abîme (les personnages principaux se divisent entre le groupe des comédiens qui vont interpréter les Katangais, et le groupe image qui correspond à une petite équipe de cinéma), des dialogues très littéraires et une situation très théâtralisée. Le style théâtral de Gatti se ressent beaucoup moins dans les scénarios des films réalisés, axés davantage sur le traitement de l’image que sur les dialogues. La réalisation de L’Enclos a permis à Armand Gatti d’aborder la question des camps d’une façon plus réaliste, très différente de sa démarche littéraire et théâtrale. Le Passage de l’Èbre et La Première lettre sont les deux films dans lesquels le traitement du temps et de l’espace est le plus proche de celui du théâtre des possibles.
Si l’influence de l’écriture théâtrale d’Armand Gatti sur son écriture filmique se manifeste en particulier dans ces deux films, les expériences collectives au cinéma ont quant à elles influé sur les expériences théâtrales ultérieures. Les films s’inscrivent dans l’exploration de différentes formes de langage : les enjeux - l’opposition aux déterminismes, « l’homme plus grand que l’homme », ... - demeurent les mêmes, mais s’expriment par des moyens spécifiques.
Lire la suite :
– II.1 L’Enclos, une célébration de "l’homme plus grand que l’homme"
– II.2 El otro Cristobal et l’esthétique de la démesure
[1] Rétrospective Armand Gatti au Centre Rabelais de Montpellier, 6 novembre 2009.
[2] Chez Doriane Films et Clavis Films.
[3] Collectif Arcanal, Armand Gatti, les films 1960-1991, Paris, Arcanal, p. 36.
[4] GATTI Stéphane, SÉONNET Michel, Gatti, journal illustré d’une écriture, Paris, Artefact, 1987, p.144.
[5] Entretien réalisé par Isabelle Marinone, dans MARINONE Isabelle, Anarchisme et Cinéma :
Panoramique sur une histoire du 7e art français virée au noir, op. cit., entretien en annexe, p. 3.
[6] Ibid. :« Le cinéma, au fond, ce n’est pas mon affaire. Ce qui m’intéresse, c’est le langage que l’on peut puiser à travers tous les arts. Si faire du cinéma n’est pas possible pour moi, à un moment donné, ce n’est pas grave ! J’utilise d’autres moyens. »
[7] Ibid.
[8] MATHON Claire, PAYS Jean-Louis, « Armand Gatti, la lutte des classes au cinéma », La revue du cinéma, Image et son, n0239, mai 1970, p. 87.