Introduction : Combattre l’orthodoxie
La littérature écrite par les anarchistes n’est pas une littérature confortable. Elle est à l’image de la révolution anarchiste, qui ne consiste pas à s’emparer des appareils d’État mais à détruire les faux dieux de la société, et qui ne peut donc être définitive mais doit toujours déboucher sur une autre révolution, puis encore une autre. La littérature ne vise pas à procurer aux lecteurs une position acquise mais à les emporter loin de leurs croyances, vers une question, une autre question, puis encore une autre. La littérature est, comme la révolution, une aventure pleine d’inconnu.
L’utopie telle qu’elle s’exprime dans les fictions a pour rôle d’alimenter la critique sociale. L’ordre que l’on tenait pour immuable cesse d’aller de soi, la réalité que l’on croyait acceptable apparaît soudain contingente et insoutenable. L’utopie permet ainsi d’explorer le possible, et par là de remettre en cause les évidences du présent. Parce qu’elle est mouvement perpétuel, elle empêche les idées anarchistes de se cristalliser en dogmes.
La démarche en effet serait vaine si, ayant critiqué l’ordre en place, les œuvres de fiction ne faisaient que proposer un autre ordre, certes différent, mais à son tour présenté comme seul ordre possible, figé, immuable. Or les anarchistes se gardent bien de construire un système qui ensuite serait lui-même balayé par un autre. C’est là d’ailleurs une crainte qui se manifeste dans de nombreuses utopies de la fin du dix-neuvième siècle : on en retrouvera des traces chez Anatole France, qui brossera dans L’Île des Pingouins (1908) un tableau où se succèdent révolutions et réactions… dans un éternel recommencement : les révolutionnaires aboutissent à une nouvelle société capitaliste, qui reproduit l’ancienne aliénation. Au contraire, les utopies anarchistes insistent sur l’aspect irréversible (mais non immuable) de la révolution anarchiste : comme le montre Han Ryner (Les Pacifiques, 1904), une fois le peuple libre, qui pourra encore l’asservir ?
La liberté ne saurait être planifiée, décidée, mise en formules : c’est pourquoi le plus grand obstacle à l’anarchie est le dogmatisme.
« À notre sens, c’est l’erreur de toutes les écoles que de croire à la nécessité de remplacer une religion par une autre, sous prétexte que l’homme doit avoir un idéal et un but. [...] "Le dogmatisme est à l’opposé de la méthode critique, qui part de l’examen approfondi de la faculté de connaître pour aller à la connaissance des objets", a dit J. Aicard. Conservons donc et essayons de développer chez ceux qui nous entourent cette faculté de critique ; ne dogmatisons pas, détruisons les dogmes et, lorsqu’il en sera libéré, l’individu s’acheminera à grand [sic] pas vers le bonheur et la liberté » [1],
lit-on dans L’Encyclopédie anarchiste. « Anarchisme et dogmatisme sont inconciliables », dit encore l’auteur de l’article. Le dogme est la tradition morte, la répétition, l’autorité. Il appartient à chaque individu de combattre le dogmatisme par le libre examen, « en veillant à ce que sa pensée ne se cristallise pas ». Cette idée est extrêmement présente chez les écrivains anarchistes de la fin du dix-neuvième siècle.
Il faut donc éviter à tout prix que la pensée devienne dogmatique, il faut lutter contre toutes les orthodoxies – comme il est dit dans L’Encyclopédie anarchiste :
« Ce n’est d’ailleurs pas contre la seule orthodoxie religieuse que doit lutter la pensée libre, c’est contre des orthodoxies de toutes sortes : politiques, morales, philosophiques, etc. parmi les dogmatismes nouveaux que notre époque aura vu naître, il en est un qui, par son importance, mérite de nous arrêter : nous voulons parler du Marxisme, compris et pratiqué à la façon d’un catéchisme » - allusion aux disciples de Marx qui, dès la fin du dix-neuvième siècle, érigent ses thèses en un système « scientifique » et doctrinal [2]. Et l’auteur de l’article de préciser que l’anarchie ne doit pas se figer en une nouvelle orthodoxie, « oubliant que, pour rester vivante, la pensée doit se mouvoir librement » [3].
Si les écrivains anarchistes de la fin du dix-neuvième siècle rejettent l’orthodoxie gouvernementale, capitaliste ou religieuse – idéologie dominante – ils luttent également contre l’orthodoxie communiste (autoritaire) [4]. André Veidaux ne se lasse pas, dans ses articles donnés au Libertaire, de dénoncer les ferments d’autorité présents chez les collectivistes et les marxistes, prévenant contre la formation d’une nouvelle religion et l’apparition de disciples à l’esprit fanatique [5]. Les socialistes autoritaires reproduisent, dans leur système, des aliénations comparables à celles qu’ils dénoncent dans la société actuelle. C’est qu’en fait tout système est fondamentalement dangereux et dans La Révolution cosmopolite (journal fondé par Charles Malato), un certain Zirto précise d’ailleurs que l’anarchisme n’est pas un système : « système veut dire machination, méthode, règlement ; l’anarchie est à la fois plus et moins que cela » [6].
L’anarchisme ne peut en effet se définir comme une idéologie : ce n’est pas un système de pensée figé, ni une théorie unique, mais une pensée en constante évolution. Si l’on considère que la nature de l’idéologie est d’être un discours au service du pouvoir (ceux qui le détiennent ou ambitionnent de le posséder), une prétention à une explication totale qui aboutit nécessairement à vouloir figer la riche diversité de la vie sociale, alors l’anarchisme, qui a pour principe de s’attaquer à la légitimité de toute forme de pouvoir, est une anti-idéologie. L’anarchisme n’a pas besoin d’idéologie, mais gagne à être vu comme une méthodologie [7], c’est-à-dire une réflexion sur la fin et les moyens aboutissant à une méthode d’action. L’anarchisme va même plus loin, en ce qu’il veut fusionner les moyens et la fin : il prend forme et s’élabore dans les luttes présentes, au contact de la réalité, de sorte que la fin indique les moyens et, en retour, les moyens construisent la fin.
C’est pourquoi on ne peut concevoir de littérature écrite par les anarchistes qui soit, dans son essence, « autoritaire » : ce serait une contradiction dans les termes.
« Les écritures dogmatiques ne servent jamais la liberté » [8],
écrivent Miguel Abensour et Marcel Gauchet en présentant le Discours de la Servitude volontaire de La Boétie. L’écriture des anarchistes vise justement à s’émanciper de tout esprit dogmatique et à maintenir toujours vivante l’utopie, comme mouvement critique. On peut donc parler d’écriture « libérale » et « non autoritaire », pour reprendre une distinction effectuée par Nelly Wolf dans Le Roman de la démocratie [9]. Nelly Wolf remarque que ce n’est pas la visée démonstrative qui induit une écriture autoritaire (par exemple chez Maurice Barrès) mais son rapport à l’idéologie (nationaliste). Un auteur comme Balzac, en revanche, « produit des effets d’autorité, sans produire des effets d’écriture autoritaire » [10]. Pour Nelly Wolf, l’écriture oscille entre un pôle libéral et un pôle autoritaire, le premier s’organisant autour de la question, le second autour de la réponse :
« L’écriture autoritaire met en crise le roman comme genre fictif et comme genre démocratique. L’idéologie à la source de ce type d’écriture est elle-même une fiction. Elle est une production imaginaire de la société. L’idéologie est déjà un roman, mais un roman qui se prend pour le réel » [11].
Les écrivains anarchistes sont à la recherche d’une écriture non dogmatique, d’une littérature qui jamais n’enferme les lecteurs dans un système clos, verrouillé – c’est pourquoi ils se réfèrent sans cesse à la vie, à l’expérience propre à chaque individu. Pour ne pas reproduire dans ses propres fictions les mécanismes qui rendent possible l’aliénation des lecteurs, les écrivains anarchistes tentent de mettre en place des stratégies d’écriture libératrices.
D’abord, il s’agit de lutter contre les lieux communs : les idées rebattues, les stéréotypes, la doxa [12]. Pour cela, les écrivains anarchistes tentent de faire partager une autre vision du monde, radicalement différente de la vision commune – et je verrai dans un premier temps quelle est leur vision du corps social, par exemple. Mais cette pensée autre, pour qu’elle ne devienne pas à son tour un dogme, doit être exprimée par un sujet qui ne se présente pas comme universel. Le narrateur affirme ainsi sa subjectivité, ses faiblesses, sa partialité : il ne fait jamais autorité. Quant au lecteur, il est incité, lui aussi, à se saisir du texte afin de se l’approprier, sans respect aucun.
Ensuite, pour éviter que la pensée ne se fige en dogme, rien n’est plus efficace que l’humour : l’ironie déboulonne les idoles plus sûrement que n’importe quel autre procédé rhétorique. Enfin, l’ironie est aussi intertextualité : aux textes écrits par les auteurs anarchistes se superposent d’autres textes (cités, mentionnés, parodiés ou évoqués par allusion) qui font entendre d’autres voix – instaurant une polyphonie [13] qui empêche toute dictature de l’auteur de s’exercer. Dans les romans polyphoniques, tout discours peut devenir l’objet d’un autre discours (ironique, critique ou parodique), aucun discours ne pouvant ainsi acquérir un monopole.
Caroline GRANIER
"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.
[1] Voir les entrées « dogme » et « dogmatisme », de L’Encyclopédie anarchiste, p. 590 et 588.
[2] Voir Thierry PAQUOT, Les Faiseurs de nuages. Essai sur la genèse des marxismes français (1880-1914), 1980.
[3] Entrée « Orthodoxie » (Louis Barbedette), L’Encyclopédie anarchiste, p. 1891. Alexandra David-Neel souligne les analogies entre la pensée religieuse et celle de certains révolutionnaires : « Le croyant disant : "Plus tard, en paradis" ou le révolutionnaire disant : "Plus tard, après la révolution", me paraissent bien semblables d’esprit, quoique émettant des idées différentes » (« Pour la vie », Alexandra DAVID-NEEL, Féministe et libertaire, 2003, p. 48)
[4] À l’époque, « collectivistes » et « socialistes autoritaires » sont souvent synonymes. L’Encyclopédie anarchiste indique : « Dans la lutte contre la propriété, deux écoles sont en opposition. C’est : d’un côté, l’école du Communisme libertaire et de l’autre, l’école du collectivisme ou socialisme autoritaire » (entrée : « Collectivisme », p. 262).
[5] Voir en particulier les articles qui paraissent sous la rubrique « Les utopies majeures » à partir du 30 septembre 1900, dans Le Libertaire.
[6] La Révolution cosmopolite, 2e série, n° 4, 1887.
[7] Je m’inspire ici d’un article paru dans Alternative libertaire, Bruxelles, n° 217, mai 1999 (pp. 15-18), signé Xavier.
[8] Introduction de Miguel Abensour et Marcel Gauchet (« Les leçons de la servitude et leur destin ») à Étienne de LA BOÉTIE, Le Discours de la servitude volontaire, publié par Miguel Abensour, Paris, Payot, 1976, p. XVII.
[9] Nelly WOLF, Le Roman de la démocratie, 2003.
[10] Idem, p. 160.
[11] Idem, p. 160
[12] NB : La doxa désigne « l’opinion, la réputation, ce que l’on dit des choses ou des gens. La doxa correspond au sens commun, c’est-à-dire à un ensemble de représentations socialement prédominantes, dont la vérité est incertaine, prises le plus souvent dans leur formulation linguistique courante » (Dictionnaire d’analyse du discours, 2002, p. 197).
[13] NB : Ce terme, emprunté à la musique, « réfère au fait que les textes véhiculent, dans la plupart des cas, beaucoup de points de vue différents ; l’auteur peut faire parler plusieurs voix à travers son texte ». M. Bakhtine donne au terme un sens nouveau, étudiant les relations réciproques entre l’auteur et le héros dans l’œuvre de Dostoïevski (Dictionnaire d’analyse du discours, 2002, p. 444).