Eloge de l’inconfort. (Pour une lecture déstabilisante)
La fable de Han Ryner qui conclut Les Voyages de Psychodore (1903) s’appelle « Les Voyageurs ». Les voyageurs n’ont jamais quitté leur pays, mais savent les secrets qui permettent l’échange des âmes. Leur âme peut s’installer momentanément dans un autre corps : « De tels voyages sont créateurs de beautés que je ne saurais dire » [1]. L’habitant laisse toutes ses habitudes et ses préjugés dans son corps et adopte les pensées de son hôte, s’enrichissant ainsi « de la connaissance d’autres pays ». Toutes les connaissances sont ainsi partagées, les souvenirs d’un être se transmettent et acquièrent une survie éternelle. C’est finalement en donnant son âme à l’une des ces « voyageuses » que Psychodore est connu de nous : avant de mourir, son âme est recueillie par Palinoa que le récit présente comme celle qui transcrit le récit.
La littérature est-elle autre chose que ces voyages toujours recommencés en terres étrangères ?
Puisque l’anarchisme ne peut être qu’une permanente remise en question (« Élisée Reclus [...] n’a pas hésité à déclarer que, "devant les abus et les crimes incessants du pouvoir, les anarchistes sont en état d’insurrection permanente." Noble et forte affirmation ! » [2]), il doit, s’il veut survivre, éviter de se cristalliser en doctrine. Les œuvres écrites par les anarchistes sont les traces d’une réflexion jamais figée, d’une pensée en mouvement (ce qui implique, parfois, des contradictions, des incohérences). Mais finalement, les contradictions pèsent peu face à des auteurs qui cherchent un moyen de ruiner un ordre pour construire une société radicalement autre. Certes, leur pensée est inconfortable : cette notion d’inconfort a été souvent soulignée, à propos de Mirbeau ou de Darien. Il appartient aux lecteurs, à leur tour, d’assumer cet inconfort et d’accepter de se déplacer dans une forêt de points d’interrogation, de propositions doctrinales et de situations de fait qui exigent de perpétuelles remises en question.
Je risquerai ici une analogie : la littérature écrite par les anarchistes à la fin du dix-neuvième siècle est à l’image de ce nouveau langage, qui se cherche dans les œuvres de fiction, la langue de l’utopie. Certes, elle est encore très liée à la société qui l’a vue naître, trop prisonnière de son temps pour être totalement originale, trop tributaire, aussi, de son public. Mais c’est une littérature qui se cherche, qui expérimente des formes et des genres, qui tente, parfois maladroitement, de dire ce qui n’existe pas encore.
La littérature ne peut être conçue par les anarchistes que comme une activité déstabilisatrice, qui s’oppose à tous les lieux communs, qui est donc en marge, radicalement. Le mouvement perpétuel de la vie la pousse à chercher toujours l’inconnu. Le refus des lois des anarchistes l’empêche de se figer en dogme, de se lier à une école, de se doter d’un programme esthétique. Les analyses des écrivains anarchistes n’ont pas pour but de dicter aux lecteurs un programme, mais visent à les appeler à une prise de conscience, les amener à prendre des décisions, à s’engager pour ensuite modifier le monde. Le discours anarchiste met en question les idéologies justificatrices des pouvoirs pour que tout individu, tout lecteur, puisse exercer sa liberté.
L’écrivain anarchiste ne vise pas à produire un discours lisse, fait pour être assimilé par le lecteur, pour s’intégrer dans le cadre de son horizon d’attente. Lorsque Laurent Paridael, l’en-dehors irréductible de Georges Eekhoud, prend la plume pour écrire son journal, le narrateur, qui le lit, dit l’obstacle auquel il se heurte, comme si la pensée, les mots, étaient en lutte avec une matière qui s’opposerait à son déploiement :
« Mais au milieu d’effusions où il semble railler sa manie, tout à coup, la plume se remet à grincer, l’encre reprend une âcreté corrosive, le ton se corse, la confidence s’enfièvre. Dans le tout règne je ne sais quelle angoisse, quelle nostalgie, quelle intoxication qui fait mal et qui suffoque, comme des sanglots qui ne parviendraient pas à se résoudre en larmes » [3].
On retrouve ici l’opposition entre une littérature sentimentale et pleurnicharde et une littérature-cri, telle qu’elle était tracée par Darien dans « Le roman anarchiste ». Ce pourrait aussi être une définition des effets de l’ironie sur le lecteur : le mécanisme bien huilé des idées reçues se met à grincer, l’encre attaque les préjugés, le ton est à la bataille. Le narrateur du Voleur lui non plus n’est pas loin de faire grincer la plume sur le papier : « la main qui fait crier la plume sur le papier a fait craquer sous une pince le chambranle des portes et les serrures des coffres-forts » [4].
Les sanglots indéfiniment retenus empêchent toute « résolution » (toute liquidation) : le sens n’est jamais figé. C’est donc au lecteur qu’il appartient, en dernière instance, de prendre la responsabilité de l’interprétation. Dans l’œuvre de fiction, il se trouve en prise avec le problème de l’altérité irréductible de l’auteur en même temps qu’avec son propre pouvoir de lecteur, inaliénable. Il fait l’apprentissage de la démocratie.
Le défi que les écrivains anarchistes tentent de relever n’est autre que celui d’une œuvre engagée qui échappe à la thèse. Ce serait, en d’autres mots, une œuvre qui conclut sans conclure, c’est-à-dire qui mène jusqu’au bout les idées qu’elle développe (comme le souhaite Georges Darien dans son article « Le Roman anarchiste ») sans pour autant livrer au lecteur une interprétation univoque (au sens où Le Voleur reste sans conclusion). Idéalement, l’écrivain anarchiste est celui qui propose un sens et ne l’impose pas, fidèle en cela au principe fondamental de l’anarchie :
« Ennemi de toute contrainte, l’Anarchiste n’impose jamais : il expose, il propose, il attire l’atten±•tion, il provoque la réflexion, il suscite la méditation. Quand il convie à se prononcer, ceux qui l’écoutent ou qui le lisent, il ne se croit autorisé à le faire, qu’après avoir placé ses lecteurs ou ses auditeurs en face des aspects multiples et parfois opposés de la thèse soumise à l’examen et à la controverse. Il s’inscrirait en faux contre l’essence même de l’Anarchisme si, pour faire triompher son propre point de vue, il passait sous silence les autres ou, de sa propre autorité, en étouffait l’expression » [5].
Caroline GRANIER
"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.
[1] Han RYNER, Les Voyages de Psychodore, 1947, p. 171.
[2] Sébastien Faure, entrée : « Insurrection », L’Encyclopédie anarchiste, p. 1039.
[3] Georges EEKHOUD, Voyous de velours ou l’autre vue, 1991, p. 32.
[4] Georges DARIEN, Le Voleur, Voleurs !, p. 576.
[5] Préface de Sébastien Faure à L’Encyclopédie anarchiste (« Précieuses indications »).