Introduction : Le rôle de l’utopie dans la fiction.

Aujourd’hui, le terme d’utopie est polysémique et désigne aussi bien un mouvement social, une construction politique, une catégorie mentale que la représentation de la cité idéale. C’est pourquoi il importe de faire la distinction entre utopisme et utopie - suivant Raymond Trousson -, « entre imaginaire social au sens large et l’un de ses modes d’expression, genre littéraire narratif et descriptif qui peut s’étudier dans ses invariants, dans ses constantes à la fois thématiques et formelles » [1]. L’utopisme est l’approche large de l’utopie : il s’agit de voir sous quelles formes s’exprime un imaginaire social traduisant une volonté de rupture radicale avec l’ordre existant.

J’essaierai ici de combiner les deux approches, utopie et utopisme. J’étudierai à présent les « éléments d’utopisme » dans quelques œuvres de fiction qui ne sont pas des utopies au sens strict, en tentant de montrer comment ces textes mêlent réalité et utopie, de quelle manière ils confrontent lieux communs et paroles originales. Travaillant sur l’imaginaire social, modifiant les limites du possible, ces œuvres de fiction, loin de mettre en scène une utopie figée, révèlent un processus dynamique en œuvre dans la réalité, afin de susciter chez les lecteurs une volonté de transformation globale de la réalité existante.

Cette réflexion se situe dans la lignée de toute une littérature qui tente de penser le rôle de l’utopie dans l’histoire. Karl Mannheim [2] a contribué à infléchir le sens du mot utopie, en désignant comme « idéologie » les idées politiques inspirées ou soutenues par le système au pouvoir et comme « utopie » celles qui s’y opposent, qui le contestent. Utopie devient chez lui synonyme de progrès, voire de révolution. Tandis que l’idéologie est statique et réactionnaire, l’utopie est dynamique et progressiste. Dans la lignée de Mannheim, Roger Mucchielli [3] découvre la fonction de l’utopie dans la rébellion : elle naît de l’opposition entre la « tyrannie » régnante et la nostalgie d’un monde meilleur. On est proche ici de la définition que donne Marcuse de l’utopie : « ce à quoi la puissance des sociétés établies interdit de voir le jour » [4]. Marcuse rappelle que le processus de formation de l’utopie comporte plusieurs phases dialectiquement organisées : le sentiment de révolte et la construction d’une cité imaginaire. Bronislaw Baczko [5] propose à son tour une définition large de l’utopie : « une vision globale de la vie sociale qui est radicalement opposée à la réalité sociale existante », et par conséquent « radicalement critique ». L’utopie est par essence historique, déterminée par ses rapports avec la réalité.

Si donc, comme on l’a vu, il existe peu d’utopies anarchistes stricto sensu, il demeure que l’élément utopique est présent dans de nombreuses fictions anarchistes. On peut alors définir l’utopie, non plus comme un projet de société idéale, mais comme un espace imaginaire - fictionnel - où peut se dire une parole qui ne peut exister ailleurs. Le but de la littérature serait alors de (re)conquérir un espace perdu, qu’il soit local, historique ou conceptuel. La fiction serait le lieu où peut exister un « je » qui ne peut s’exprimer ailleurs, le lieu de tous les possibles où le « je » montre qu’il n’est pas que celui qu’il est, où il se dévoile riche de toutes ses potentialités.

La démarche utopique aide à faire ce « pas de côté » qui permet de penser autrement la société actuelle. Chez Bernard Lazare, c’est le personnage principal qui, venu d’un pays nommé Utopie, porte un regard décalé sur la société qu’il visite. Sa démarche présente des analogies avec celle d’André Léo qui, partant d’un état d’utopie réalisée, laisse la situation se dégrader pour présenter une véritable dystopie (« lieu du mal ») – qui ressemble fort à notre monde actuel. Nous nous éloignons de l’utopie avec les romans de Louise Michel, qui s’attachent autant à montrer les aberrations d’un monde présenté comme un cauchemar que de décrire les poches de résistance qui existent. Quant au roman de Georges Eekhoud, Escal-Vigor, on peut le lire comme une utopie amoureuse.

Caroline GRANIER

"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.

[1Raymond TROUSSON, D’Utopies et d’Utopistes, 1998, p. 10. Raymond Trousson cite Alexandre Cioranescu qui définit l’utopisme comme une attitude mentale : l’utopisme est une étude large de l’utopie.

[2Karl MANNHEIM, Idéologie et Utopie, 1959.

[3Roger MUCCHIELLI, Le Mythe de la cité idéale, 1960.

[4Herbert MARCUSE, Vers la libération. Au-delà de l’homme unidimensionnel, 1969, p. 14.

[5Bronislaw BACZKO, Lumières de l’utopie, 1978.