Caroline GARNIER
Le rôle de l’utopie chez les anarchistes
L’utopie anarchiste sera donc différente des utopies classiques telles que celles de Thomas More, de Morelly, Fourier ou Cabet. La société libertaire mise en scène dans le texte ne se donne pas pour un modèle à jamais figé, mais reste en relation étroite avec le monde de l’auteur et des lecteurs de l’époque. Le but de l’auteur de l’utopie n’est pas tant de construire, avec minutie, un plan immuable de société autre, mais de mettre en scène une autre organisation possible des rapports humains, afin de pousser les lecteurs à accomplir un « changement de point de vue » (c’est ce qui se passe dans l’utopie d’Han Ryner, Les Pacifiques), qui permet de penser autrement.
Les anarchistes auront soin de préciser que l’utopie ne saurait en aucun cas constituer un modèle. Jean Grave n’a de cesse de le répéter dans La Société au lendemain de la révolution (paru en 1889) qu’il ne veut pas établir un système. Il ne saurait être question de construire un plan de la société future :
« Loin de nous l’idée prétentieuse de tracer ici un tableau de ce que sera la société future, loin de nous l’outrecuidance de vouloir donner un plan d’organisation et de le poser en principe ; nous voulons tout simplement esquisser à grands traits les lignes générales qui doivent éclairer notre propagande, répondre aux objections que l’on a voulu opposer à l’idée anarchiste, et démontrer qu’une société peut fort bien s’organiser sans chefs et sans délégation, si elle est vraiment basée sur la justice et l’égalité sociales » [1].
Pour Jean Grave – qui joue sur les différents sens du terme -, la véritable « utopie » (au sens de chimère) serait dans la construction d’un système clos, destiné à servir de modèle dans l’avenir :
« Établir un mode unique d’organisation sous lequel tout le monde devrait se plier et que l’on imposerait sitôt après la Révolution, serait une utopie, étant donnée la diversité des tempéraments et des caractères » [2].
Tracer un cadre pour la société future serait donc faire œuvre de doctrinaires, et surtout on ne peut préjuger dès maintenant des besoins de la société de demain. C’est donc la multiplicité des personnalités et des volontés individuelles qui empêche toute prévision concernant l’organisation de la société future : il faut laisser les individus libres de se grouper selon leurs tendances et affinités. Tant que l’on voudra établir un mode unique d’organisation, on créera une barrière contre l’avenir, qui ne pourra disparaître que par le fait d’une révolution de la génération suivante. C’est justement le défaut qu’ont eu les socialistes autoritaires :
« Ce qui a frappé d’impuissance et de stérilité les écoles socialistes, c’est que tout était prévu et réglé d’avance, dans la société qu’elles voulaient établir, rien n’était laissé à l’initiative des individus, ce qui répondait aux aspirations des uns venait en travers des aspirations des autres. De là, l’impossibilité de créer quelque chose de durable » [3].
Mais alors, comme certains l’avancent, pourquoi se préoccuper de ce qui se passera demain ? « Ne perdons pas notre temps à rêvasser sur des utopies quand le présent est là, qui nous étouffe » [4], admet Jean Grave. Toutefois, ajoute-t-il, ce serait un autre défaut que de détruire d’abord sans se soucier de la reconstruction. Il faut donc naviguer entre ces deux écueils : « [...] nous ne pouvons certainement pas dire ce qui sera, mais nous devons dire ce qui ne se fera pas, ou, du moins, ce qu’il faut empêcher de se faire » [5]. Car si les révolutions passées ont échoué et ont pu être détournées au profit de quelques-uns, c’est que la masse ne s’est préoccupée que de la lutte présente. Il faut maintenant que les travailleurs sachent ce qu’ils devront empêcher pour que la victoire leur reste.
La même étude (La Société au lendemain de la révolution), augmentée, paraît en 1895 sous le titre, modifié, de La Société future : le premier titre portait à confusion. En effet, la révolution sociale telle que l’imaginent les anarchistes ne peut avoir de « lendemain », contrairement à une révolution politique qui peut s’effectuer en quelques jours.
Jean Grave est ici tributaire de la conception de la révolution d’Élisée Reclus. Dans La Société future, il reprend le thème cher au géographe anarchiste du lien entre révolution et évolution, et s’approprie même sa comparaison géographique (la révolution est « pareille à la rivière ») : « La révolution sociale procède de l’évolution. C’est cette dernière qui, lorsqu’elle vient se heurter aux institutions sociales lui barrant la route se transforme en Révolution » [6].
C’est ce lien existant entre révolution et évolution qui est au centre de la réflexion des anarchistes sur l’utopie : la société anarchiste ne se conçoit pas comme pouvant être bâtie sur une « table rase », mais elle est envisagée comme l’aboutissement d’un processus en cours dans la société actuelle. Les auteurs anarchistes s’appliquent donc à montrer que la révolution découle « naturellement » d’une évolution qui la précède et la rend inévitable : c’est la contre-révolution qui est désignée comme une tentative de rupture, comme un obstacle à la marche vers le progrès.
C’est pourquoi les utopies anarchistes – ou illustrations d’une société libertaire - sont nécessaires : puisque la société anarchiste ne naîtra pas d’une révolution mais d’une évolution, il faut dès maintenant promouvoir des pratiques anarchistes, présentes dans l’histoire ou dans la société, afin qu’elles soient reproduites et généralisées. Encore faut-il pour cela que les acteurs de l’histoire ait une idée précise de la société qu’ils visent, car toujours l’idée concrète précède la réalisation. C’est ainsi que Kropotkine justifie le bien-fondé de la démarche de Pouget et Pataud dans Comment nous ferons la révolution. Dans la préface de cet ouvrage (qu’il nomme utopie) aux éditions de la « Guerre sociale », en 1911, il insiste sur les avantages de la représentation d’une société anarchiste, c’est-à-dire de l’incarnation des Idées libertaires :
« [...] il y a nécessité que nous nous rendions compte des conséquences concrètes, réelles, que nos aspirations communistes, collectivistes ou autres pourraient avoir dans la société. Pour cela, nous sommes bien forcés de nous représenter ces diverses institutions à l’œuvre » [7].
Il rappelle ensuite l’importance de l’esprit critique : il faut se garder de donner à un écrit plus d’importance qu’il n’en a en réalité, et le considérer comme une proposition, non comme un évangile à prendre ou à laisser en entier. Il ne faut jamais oublier, en lisant une « utopie » sociale, que l’auteur ne nous offre rien d’immuable, rien d’arrêté d’avance - et surtout ne pas y chercher de recettes révolutionnaires. L’utopie anarchiste est avant tout illustration : la pensée anarchiste étant relativement nouvelle, les objections qui reviennent le plus souvent portent sur le caractère chimérique d’un tel projet. Décrire, dans une fiction, les fonctionnements d’une société libertaire permet de répondre à certaines critiques.
Les anarchistes sont-ils pour autant à l’abri du reproche d’utopie, au sens de : chimère, rêve irréalisable ? Kropotkine répond à cette objection de la façon suivante :
« Et lorsque les gens qui se targuent d’être "pratiques" (parce qu’ils ne le sont pas, puisqu’ils travaillent à enrayer le progrès) nous diront : "Tout ça c’est du roman, des utopies..." nous n’aurons qu’à leur demander si, eux aussi, n’ont pas leur "utopie" ? » [8]
Le terme d’utopie est utilisé ici par Kropotkine dans un sens proche d’idéologie : chacun a son utopie, certains ont « une utopie à rebours du progrès » :
« C’est qu’il est impossible, en effet, de réagir d’aucune façon sur le développement de son époque sans avoir une conception plus ou moins nette de ce que l’on voudrait voir se développer dans la société » [9].
Dans La Conquête du pain, Kropotkine accepte pleinement l’appellation d’utopiste :
« Nous sommes des utopistes, - c’est connu. Si utopistes, en effet, que nous poussons notre utopie jusqu’à croire que la Révolution devra et pourra garantir à tous le logement, le vêtement et le pain, - ce qui déplait énormément aux bourgeois rouges et bleus, - car ils savent parfaitement qu’un peuple qui mangerait à sa faim serait très difficile à maîtriser » [10].
Kropotkine dit clairement ici que le vocable d’utopiste est un mot commode pour discréditer tous les projets qui ne sont pas conformes à ce que l’on souhaite voir advenir.
On trouve quelques passages utopiques dans les textes des théoriciens anarchistes. Kropotkine tente d’esquisser une « utopie communaliste » (d’après ses propres mots) dans La Conquête du pain (1890). Dans la préface qu’il fait à l’ouvrage, Élisée Reclus souligne que la société anarchiste n’est pas une rêverie sans rapport avec la réalité, mais qu’elle est déjà en gestation dans la société actuelle :
« Mais on peut dire que, par mille phénomènes, par mille modifications profondes, la société anarchique est déjà depuis longtemps en pleine croissance. Elle se montre partout où la pensée libre se dégage de la lettre du dogme, partout où le génie du chercheur ignore les vieilles formules, où la volonté humaine se manifeste en actions indépendantes, partout où des hommes sincères, rebelles à toute discipline imposée, s’unissent de leur plein gré pour s’instruire mutuellement et reconquérir ensemble, sans maître, leur part à la vie et à la satisfaction intégrale de leurs besoins » [11].
Puisque la révolution s’annonce déjà et qu’on ne pourra l’arrêter, il s’ensuit que « Kropotkine agit en son droit d’historien en se plaçant déjà au jour de la révolution pour exposer ses idées sur la reprise de possession de l’avoir collectif dû au travail de tous et en faisant appel aux timides » [12]. Et Kropotkine, dans son ouvrage, insiste sur l’aspect réaliste de ce qu’il décrit : « L’aisance pour tous n’est pas un rêve. Elle est possible, réalisable, depuis ce que nos ancêtres ont fait pour féconder notre force de travail » [13].
James Guillaume présente, peu après la Commune de Paris, une sorte de programme sous le titre Idées sur l’organisation sociale [14]. Il se justifie ainsi de son projet : « Partant des principes généralement admis aujourd’hui dans l’Internationale, l’auteur a essayé de les montrer fonctionnant dans la pratique d’une société égalitaire et libre » [15]. Le texte a une valeur expérimentale : plusieurs points sont d’ailleurs révisés suite aux observations des lecteurs et critiques. Guillaume précise bien que son texte ne doit pas être interprété comme un programme :
« Qu’on n’attende donc pas de nous l’indication d’un plan de campagne révolutionnaire ; nous laisserons cet enfantillage à ceux qui croient encore à la possibilité et à l’efficacité d’une dictature personnelle pour accomplir l’œuvre de l’émancipation humaine.Nous nous bornerons à dire brièvement quel est le caractère que nous désirons voir prendre à la révolution, pour éviter qu’elle ne retombe dans les errements du passé » [16].
James Guillaume veut également éviter d’insister sur le caractère destructeur de son projet sans rien annoncer de constructif (c’est un reproche que l’on adresse souvent aux anarchistes) :
« Ainsi, suppression radicale du gouvernement, de l’armée, des tribunaux, de l’église, de l’école, de la banque, et de tout ce qui s’y rattache.En même temps, la révolution a un côté positif ; c’est la prise de possession des instruments de travail et de tout le capital par les travailleurs » [17].
Bref, la société dont James Guillaume trace ici une esquisse n’a pour lui rien d’irréalisable, et même, l’évolution entrevue est inéluctable :
« Ce que nous disons là n’a rien de chimérique, quelque merveilleux que cela puisse paraître à ceux dont le regard n’a jamais dépassé l’horizon de la société bourgeoise : c’est au contraire ce qu’il y a de plus simple et de plus naturel, si naturel qu’il serait impossible que les choses se passassent autrement » [18].
Tout en se méfiant des tendances à la planification et du risque de fabriquer un modèle figé de société, les anarchistes sont donc unanimes à reconnaître le besoin de représenter l’utopie anarchiste. Dans un article adressé « aux compagnons » [19], Élisée Reclus rappelle : « Pour que l’anarchie triomphe, il faut qu’elle soit déjà une réalité concrète avant les grands jours qui viendront ». C’est dire l’importance de la propagande, qui doit habituer des esprits à cette « réalité concrète ». Et qui, mieux que le romancier, peut remplir cette tâche ? Le romancier ne fait pas de discours, mais crée des personnages, invente un monde, et l’expose, concrètement, aux yeux des lecteurs : on se rappelle la phrase de Mirbeau : « si l’état social doit s’améliorer, il le sera plus par les littérateurs que par les économistes et les politiciens » [20]. Et dans cette fin du dix-neuvième siècle, les littérateurs sont en effet nombreux à se préoccuper de la question sociale et à imaginer des fictions illustrant une société autre.
Caroline GRANIER
"Nous sommes des briseurs de formules". Les écrivains anarchistes en France à la fin du dix-neuvième siècle. Thèse de doctorat de l’Université Paris 8. 6 décembre 2003.
[1] Jean GRAVE, La Société au lendemain de la révolution, 1889, p. 4.
[2] Ibidem.
[3] Ibidem.
[4] Idem, p. 55.
[5] Idem, p. 8.
[6] Jean GRAVE, La Société future, 1895, p. 3.
[7] Pierre KROPOTKINE, préface à Émile POUGET et Émile PATAUD, Comment nous ferons la révolution, 1911, p. III.
[8] Idem, p. VI.
[9] Idem, p. VII.
[10] Pierre KROPOTKINE, La Conquête du pain, 1890, p. 63.
[11] Élisée Reclus, préface à Pierre KROPOTKINE, La Conquête du pain, 1890, p. IX.
[12] Idem, p. IX.
[13] Idem, p. 15.
[14] James GUILLAUME, Idées sur l’organisation sociale, Chaux-de-fonds, 1876 [rééd : Éditions du Groupe Fresne-Antony de la FA, Volonté anarchiste, n° 8, Paris, 1979]. Je cite l’édition originale.
[15] Idem, p. 3.
[16] Idem, p. 8.
[17] Idem, p. 8.
[18] Idem, p. 25.
[19] Élisée Reclus, « Aux compagnons », Entretiens politiques et littéraires, juillet 1892.
[20] Octave Mirbeau, Le Journal, 27 septembre 1896.