Rencontre avec Pierre Bourdieu

BOURDIEU, Pierre

"Chronique hebo", Radio Libertaire

éducationsociologieCommunication. MédiasintellectuelsUnion EuropéenneBOURDIEU, Pierre (01/08/1930 - 23/01/2002)

L’émission « Chronique Hebdo » sur Radio libertaire recevait Pierre Bourdieu le 1er mars 2001 pour dialoguer autour de son dernier ouvrage, Contre-feux n°2, pour un mouvement social européen , Éditions Raisons d’Agir. Une version du texte est parue dans le Monde Libertaire du 12 avril 2001 (daté par erreur 5 avril), No. 1240 p.2. La présente version nous a été transmise par M. Bourdieu, que nous remercions pour son aimable collaboration. Nous avons ajouté les sous-titres. R.C.

Rencontre avec Pierre Bourdieu [1].

Radio Libertaire - C’est un sujet en phase avec l’actualité puisqu’on aura évoqué l’Europe ; la vache folle, les sanctions prévues contre l’Irlande qui est un très bon élève de l’Europe financière mais qui n’a pas le droit d’investir dans la santé, l’éducation, etc. ; on évoquera également le mouvement social. En troisième partie donc l’Appel : qu’est-ce qu’on peut faire ? « Ouvrir sa gueule », comme il disait dans un interview avec Günter Grass. Mais auparavant, peut-être, avant d’aborder ces thèmes, on va demander à Pierre Bourdieu au fond ce qu’il souhaitait, ce qu’il envisageait en venant à Radio Libertaire alors que apparemment les médias officiels ne l’attirent plus.
Pierre Bourdieu - Non seulement ils ne m’attirent plus, mais ils me repoussent. Disons qu’ils sont repoussants. Et il est vrai que je refuse systématiquement les interventions à la télévision et à la radio et je suis venu là par plaisir, par solidarité et par sympathie, et pour parler aussi de mon livre à des auditeurs qui en sont, selon moi, des destinataires privilégiés puisque j’essaie, entre autres choses, d’appeler à des mobilisations d’un type nouveau, selon des formes d’organisation nouvelles à inventer, non centralistes, non autoritaires, etc. Évidemment dans un tel mouvement, la tradition anarchiste, qui se réveille de plus en plus en Europe, me paraît avoir un rôle important à jouer. Je pense que le public que vous touchez -qui n’est sans doute pas de l’importance de celui que je toucherais si je parlais à France Inter- ce public là est une cible privilégiée pour moi. Ce sont des gens dont j’aimerais bien être entendu, d’une part parce que je pense que c’est parmi eux que ce que je dis a le plus de chance d’être compris et c’est aussi parmi eux que l’on peut trouver des gens capables de se mobiliser de cette manière nouvelle.
R.L. - Vous savez maintenant, auditeurs de Radio Libertaire, qu’il va falloir que vous plongiez dans la lecture, assez facile je dois dire (ce n’est pas parce que Pierre Bourdieu est sociologue qu’il utilise un langage uniquement destiné à ses pairs) de ce bouquin. Vous pourriez peut-être dire un mot de l’entreprise éditoriale qui a commencé il y a quelques années et comment vous la voyez se développer et quels sont les autres grands thèmes qu’éventuellement vous avez envisagés de traiter ? Nous, ici à Radio Libertaire, on a déjà reçu Serge Halimi et Loïc Wacquant, l’un nous parlant des médias et l’autre nous parlant de la société concentrationnaire américaine où la prison devient, en fait, le substitut au chômage ou à la précarité et où l’on fait des affaires sur la construction de prisons.
R.L.2 - En ce qui concerne les invités, on a également parlé de deux autres ouvrages : celui de Frédéric Lordon, au titre évocateur Fonds de pension, piège à cons et celui de Laurent Cordonnier, Pas de pitié pour les gueux. Mais, puisque le titre de votre ouvrage est Contre-feux 2, on va définir tout à l’heure « contre-feux » : on voudrait savoir ce que cela veut dire vraiment.
Le décembre des intellectuels
P.B. - Il y a beaucoup de questions. Je vais commencer par la première, celle qui concerne l’édition. Vous avez évoqué trois ou quatre livres, donc vous me facilitez beaucoup la tâche ; j’en ajouterai un qui est important parce que je pense qu’il fait comprendre beaucoup de ce qui se passe dans le milieu intellectuel, c’est un petit livre qui s’appelle Le décembre des intellectuels : il a été fait par un groupe de jeunes chercheurs très compétents (Julien Duval, Christophe Gaubert, Frédéric Lebaron, Dominique Marchetti, Fabienne Pavis) qui ont réussi, sous une forme très accessible, une analyse très rigoureuse des prises de position des intellectuels pendant décembre 95. Il est important parce qu’il permet de comprendre ce qui se dit et ce qui ne se dit pas dans les médias. Ils ont employé des techniques statistiques très complexes mais, en même temps, ils parlent concrètement. On retrouve les noms propres des gens qu’on entend à la radio, à la télévision : Julliard, etc. Ils essayent de dégager les bases sociales des prises de position de ces gens-là. Comme ils sont plus jeunes, ils sont moins connus et leur livre a eu moins de visibilité, c’est pourquoi j’insiste. Les autres livres s’inspirent tous de la même intention de proposer des analyses aussi rigoureuses que possible. C’est, je crois, très important parce que, surtout en France où dominait une tradition d’ouvriérisme, une coupure très funeste s’est instaurée peu à peu entre le travail intellectuel, la recherche, la réflexion, la critique, etc. et l’action, l’« engagement » comme on dit. Là, il y a un effort pour essayer de mettre au service de tous, dans un langage aussi simple que possible, des acquis difficiles de la recherche ; ce qui est particulièrement important aujourd’hui parce que c’est souvent au nom de la science qu’on opprime.
R.L. - [Laurent] Cordonnier, c’est donc la démystification de l’utilisation de la science à des fins politiques très précises, c’est-à-dire justifiant la fatalité économique, le libre échange, etc. [Serge] Halimi, c’est les médias … d’autres un autre sujet, avec toujours la même volonté de créer le doute, de porter des jugements complètement différents de ceux qu’on entend et qu’on lit tous les jours. Mais est-ce qu’il y a une espèce de vision ou en tout cas une espèce de morale ou de philosophie ou de sociologie générale qui inspire le choix de chacun des thèmes qui sont se battre contre cette uniformisation du monde, cette globalisation ?
P.B. - Oui et non. Je pense que cette philosophie est dans le titre de la collection : « Raisons d’agir » est un mot d’ordre que je trouve formidable… Ce n’est pas moi qui l’ai trouvé donc je peux le dire. Il faut avoir des raisons d’agir, des raisons rationnelles, élaborées, construites, etc. On ne peut pas identifier l’engagement politique à un coup de cœur. Les jeunes générations qui sont, statistiquement, plus instruites, mieux formées, ne le supportent plus : d’où la déception que produisent les partis, les mouvements, même les syndicats. Le succès de certaines tendances syndicales, comme Sud, tient au fait, en grande partie, qu’elles ont pour initiateurs des gens qui ont compris qu’on ne pouvait plus parler comme avant, que c’en était fini des « conneries » dogmatiques, rigides qui consistent en fait à prendre les gens pour des « cons ».
R.L. - Moi je dirai, par rapport justement à cette bureaucratie syndicale, « Raisons d’agir » soi-même de façon autonome sans se laisser simplement entraîner par un catéchisme, et sans se laisser porter par une bureaucratie qui finalement a tendance à s’installer autour du bureau patronal, du bureau des chefs, du bureau des gens riches. On le voit bien dans la collusion Nota/baron Seillières… Effectivement on se demande là si la simple idée de critique, de mise en doute la parole du maître, la parole du seigneur existe encore ou n’est pas totalement oubliée par les appareils syndicaux.
Les soumissions ne sont pas nécessairement conscientes
P.B. - Ce que vous dites est très vrai. Ce n’est pas d’aujourd’hui. J’avais écrit, je crois, dans La Distinction, que les mécanismes sociaux de domination culturelle font que les syndicalistes qui sont reçus par Giscard d’Estaing « sont dans leurs petits souliers » et j’avais illustré cette analyse par une photographie où on voyait Séguy assis en face de Giscard d’Estaing. Les gens ont la manière d’être de leur formation…
R.L. - On n’a pas oublié le « notre maître » du Moyen Âge…
P.B. - Voilà, exactement ! ils peuvent très bien dire avec la langue des choses subversives et être tout à fait soumis dans leur comportement profond, dans leur inconscient, etc. Ce qui veut dire d’ailleurs que les compromissions, les soumissions ou les trahisons ne sont pas nécessairement conscientes et cyniques. C’est bien pire ! Souvent les gens sont victimes des mécanismes sociaux qu’ils combattent et qui agissent encore en eux très profondément. Et cela, ce n’est pas seulement chez les syndicalistes mais c’est vrai aussi aujourd’hui chez les intellos, par exemple. L’une des choses qui, pour moi, est particulièrement désolante, c’est qu’en 81, les socialistes (Max Gallo…) déploraient le silence des intellectuels ! En fait, ça voulait dire que les intellectuels (c’était Foucault et quelques autres) ne criaient pas : « Vive les socialistes ! ». C’est ce qu’ils entendaient par « silence des intellectuels ».
R.L. - Parce que vous avez signé à l’époque, je crois, avec Michel Foucault… tout de suite en 81…
P.B. - Oui. Mais, évidemment, dès que nous avons dit quelque chose, on a trouvé que nous aurions mieux fait de nous taire ! Aujourd’hui, les mêmes… la semaine dernière sur France Culture, Max Gallo, Finkelkraut, etc., ont communié dans la détestation de Vidal Naquet et Bourdieu parlant de l’Algérie : « Mais comment ! ces gens-là parlent de l’Algérie, ils n’ont aucune compétence ! ». Par ailleurs, ils commençaient tous leurs interventions ainsi : « Je ne connais rien de l’Algérie, mais tout de même, comment peut-on dire ça ? » Alors qu’il est établi que la responsabilité de l’armée algérienne ne fait aucun doute… Non seulement une grande partie des intellectuels de cour ne disent rien, et quand ils prennent la parole, c’est pour dénoncer ceux qui ouvrent encore un petit peu leur « gueule ». Autrement dit, l’équation intellectuel égale indépendant, autonome, critique, etc., cette équation n’est plus admise du tout. On a à se justifier de faire ce qu’on a à faire.
Le rôle de la sociologie
R.L. - (…) Je dirai que le rôle de la sociologie, le rôle de vos travaux serait d’apporter la confirmation que ce qui était analysé, ce qui était pensé, vu et perçu par beaucoup de gens. Je voulais juste terminer par ce qui vient de se passer, je voyais les trois personnes qui viennent d’être nommées au Conseil constitutionnel. Eh bien ! là, on est en plein dedans par rapport à vos premiers ouvrages Les Héritiers et La Noblesse d’État. On voit qu’il y a Pierre Joxe et l’on nous dit que Pierre Joxe est le fils d’un ancien ministre du Général de Gaulle ; on a Olivier Dutillet de la Motte, fils de Conseiller d’État, devenu Conseiller d’État lui-même et une troisième personne, Dominique Schnapper qui est la fille de Raymond Aron, je crois et qui a été l’élève, entre autres, de Pierre Bourdieu… Là encore, c’est la reproduction. On le voit bien. Si vos travaux permettraient de voir plus clair et de changer les choses, on s’aperçoit qu’aujourd’hui, en 2001, c’est la reproduction la plus totale au niveau du Conseil constitutionnel. On dirait aussi, on va nommer -ça va être une première !- une sociologue, parce que peut-être cette sociologue va apporter quelque chose de différent au fonctionnement du Conseil constitutionnel !
P.B. - Votre intervention est parfaite pour faire voir que ce que nous faisons n’est quand même pas inutile. Le cas de Cordonnier étant établi, on peut passer à la sociologie. Je pense que dans ces petits livres, ce que nous essayons de faire, c’est aussi de retraduire, de manière telle qu’ils soient accessibles à tous, les discours savants que nous écrivons par ailleurs en nous adressant à nos pairs, avec tout l’appareil statistique, etc. Cet effort de divulgation est important. Cette prise de conscience du rôle du système scolaire est quelque chose de très récent et dans toute la tradition du mouvement ouvrier, chez Marx, dans la tradition libertaire, etc., il reste une grande vénération de l’éducation, de la culture, vénération qui est légitime mais qui, malheureusement, entraîne une vénération naïve des savants, des artistes, etc. et qui fait oublier que si la science est universelle, si l’art est universel, etc., il reste qu’il y a des gens qui ont le monopole de l’universel. Dire : « ils ont le monopole de l’universel », c’est une conquête importante, scientifique et politique. Aujourd’hui encore, ça fonctionne très fort et y compris dans le mouvement social. Par exemple, si ce travail politique que nous essayons de faire est utile, c’est que le mouvement social est encore plombé par l’effet du titre scolaire, de l’autorité scolaire, de l’autorité académique. Dans les entretiens réalisés pour La Misère du monde, on découvre que les gens aujourd’hui, les pauvres ne se sentent pas simplement des malheureux, etc. ; ils se sentent « cons » ! Tout le système est fait pour identifier la réussite à l’intelligence : les start-up, l’internet, etc. Il y a les intelligents qui ont accès à la science, etc. et les pauvres « cons » qui sont au chômage. On vous dit sans arrêt, il faut avoir des titres scolaires pour ne pas être au chômage, ce qui n’est pas faux ! C’est statistiquement vrai, mais ces faits n’impliquent nullement une justification de l’ordre établi.
R.L. - D’ailleurs sur ce sujet-là, vous citiez en effet la façon dont le système récupère et dont vos pairs se sont jetés sur vous parce que vous trahissiez et en vous traitant de cardinal Ratzinger… La perfidie du mécanisme est toujours aussi vivace puisque je voyais hier que le directeur de Sciences po avait fait une incursion dans les banlieues, dans les ZEP, pour dire qu’on allait ouvrir son concours à quelques habilités qui serviront de caution… C’est typique de l’établissement.
P.B. - Oui, c’est typique. La sociologie la plus critique est lue par les dominants beaucoup plus que par les dominés et par les responsables de mouvements de dominés. Les dominants se servent de la sociologie pour faire une forme de démagogie rationnelle. Il y a un autre exemple, ce sont les sondages. Le sondage est une technique statistique tout à fait respectable, simplement l’usage qu’on en fait du côté de Sciences po et des boîtes de sondage est devenu la forme moderne de la manipulation ; il permet de légitimer des choses injustifiables. On sait qu’il faut lâcher du lest, comme à Davos. Ça fait partie du conservatisme éclairé. Malheureusement la sociologie souvent est utilisée pour cela. Ce n’est pas la faute des sociologues mais elle est utilisée aussi comme instrument, non de justification, mais plutôt d’aménagement des techniques de domination.
R.L. - C’est donc du dernier bouquin sorti dans la collection « Raisons d’agir » et qui s’intitule Contre-feux 2 - Pour un mouvement social européen, que nous avons l’intention de parler dans la deuxième partie de cette émission.
R.L.2 - Avant d’aborder les critiques suscitées par votre ouvrage Contre-feux 2, une question d’un auditeur qui est venu, en tant qu’auteur d’un bouquin qui s’appelle Les mots du marché et qui s’appelle Raoul Villette. (…) Il revenait sur ce qu’on appelait les grèves, le mouvement de 95. Pour Raoul Villette, il fait référence à un ouvrage de Gérard Filoche, qui est inspecteur du travail, selon lequel vous avez, à l’époque, participé au mouvement social, soutenu le mouvement social et que, paraît-il -enfin c’est ce qu’il m’a dit- vous aviez refusé de condamner le « plan Notat ».
P.B. - C’est faux. Il faut que Raoul Villette lise Le décembre des intellectuels. Je ne fais pas du tout partie des gens qui se sont ralliés à la critique après avoir soutenu le plan. La liste des gens se trouve dans le livre, tout y est ! J’étais tout de suite dans l’opposition et j’y suis resté. Ce qu’on peut demander c’est pourquoi ce genre de bruit circule ? qui le fait circuler ? et pourquoi quelqu’un d’aussi intelligent que Raoul Villette le répète ? Ça c’est dangereux, il faut quand même apprendre -ça fait partie de l’apprentissage des luttes politiques- il faut apprendre qu’on peut être intoxiqué et qu’on peut collaborer à des intoxications. Si on se demande qui a intérêt à ce qu’on dise cela de Bourdieu…
R.L. - Ce sont évidemment les mêmes qui vous appelaient en 98 le cardinal Ratzinger !
P.B. - Voilà.
La répression symbolique
R.L. - Une autre question qui concerne tout ce qui s’est passé sur les disparus de l’Yonne. Une auditrice nous disait l’importance de cette question-là sur le fonctionnement/dysfonctionnement de l’appareil de justice, l’appareil de police, les notables… et cette affaire de l’Yonne qui est aussi révélatrice, quand on parle de la domination, quand on parle de l’oppression, de quelque chose d’extrêmement grave qui s’est passé et pour beaucoup de gens, les silences autour de cette affaire sont assourdissants.
P.B. - Vous m’avez demandé tout à l’heure quels étaient nos projets en ce qui concerne la collection. Parmi ces projets, il y en a un qui est de faire un petit livre, dont les auteurs seraient des responsables du syndicat de la magistrature, sur les contributions que la police, la justice, etc. apportent au maintien de l’ordre social… Il faudrait ajouter le journalisme, parce que, comme on le voit actuellement avec tout ce qui concerne la pédophilie, etc., il y a tout un tas de « déconnages », il n’y a pas d’autres mots, qui font que les médias contribuent autant que la police et la justice. Si la police et la justice sont le bras visible de cette répression symbolique, etc., la tête c’est souvent le corps des intellectuels journalistes, ces gens qui font semblant de penser, qui parlent dans les micros le dimanche matin entre 11 et 12 sur France Culture, -je cite très précisément- ou le samedi matin entre 9 h 30 et 10 h 30 sur France Culture… Ces gens-là passent leur temps à faire du travail de maintien de l’ordre symbolique, de reproduction de l’ordre moral : ils ont pris la place des curés, et ceci dit avec toutes les apparences... Ils peuvent se dire de gauche, se vivre comme libérés, même libertaires ; ils contribuent de façon très forte -ce n’est pas du tout de la détestation personnelle, et je pense qu’ils sont de bonne foi-, au maintien de l’ordre…
R.L. - Oui, mais enfin on peut quand même se poser des questions, à force de répéter tout le temps la parole du maître, si de temps en temps ils ne se disent pas : « est-ce que je pourrais peut-être réfléchir, critiquer ou au moins douter ? »
P.B. - Je suis peut-être trop gentil… mais je pense qu’ils croient qu’ils doutent, je pense qu’ils sont convaincus qu’ils doutent. Ils ne cessent pas de parler en philosophes. En philosophes, ça devrait vouloir dire ça. En fait, ce sont des porte-parole de l’ordre établi qui, par manque de réflexion, par précipitation, par conformisme, parce qu’ils se voient toujours entre eux (ils sont tous d’accord… ils sont bien dans cette espèce de guimauve morale).
Une Europe peut en cacher une autre
R.L. - Voilà pour les questions. En lisant votre bouquin, comme je le disais tout à l’heure, je voulais aborder le sujet de l’Europe, parce vous dites d’une part que l’Europe est un leurre, que l’Europe fonctionne comme un leurre, comme un masque, mais en même temps, vous insistez sur le fait qu’il faut plutôt lutter pour la transformation démocratique d’institutions anti-démocratiques et qu’il vaut mieux radicaliser et non pas annuler le projet européen ; qu’il faut remplacer la commission parce qu’elle serait anti-démocratique, par un exécutif responsable devant un parlement, etc., élu au suffrage universel… Ces trois affirmations qui sont réformistes par rapport à ce que serait un masque ou un leurre, par rapport aussi à ce que je disais au début de cette émission, la Commission européenne qui tape sur les doigts de l’Irlande parce que l’Irlande, au risque d’une petite inflation qui dépasserait les normes des financiers, veut faire des investissements dans l’éducation, dans la santé et dans les transports. Alors que l’Irlande a un excédent budgétaire, a un taux de chômage de 4 %, donc le moins élevé de l’Europe, on lui dit : « vous vous lancez dans des investissements de ce type, ça va provoquer de l’inflation, par conséquent il faut que vous arrêtiez immédiatement de penser à vos transports, à votre éducation et à votre santé ! ». Et puis enfin, l’Europe de l’agriculture et l’effroyable catastrophe que l’on a citée tout à l’heure et qui montre à quel point l’Europe s’est fourvoyée dans ce domaine en particulier qui, en plus, est le plus coûteux sur le plan financier depuis le début, depuis 1950, c’est-à-dire que depuis un demi siècle. En pratique, l’Europe agricole est partie dans la mauvaise direction, vers le précipice et vers cette catastrophe. Je retrouvais des vieux documents de 1947 ou 48, au moment de l’hypothèse de la création de l’Europe et de l’Europe agricole et déjà un journaliste anglais de The Economist disait : « je ne comprends pas que dans les projets de la future Europe agricole, on fasse des subventions aux produits et non pas des aides aux individus », parce qu’il prétendait que le mécanisme allait entraîner évidemment des phénomènes de concentration agraire et de productivisme. Il y avait cela dans un journal anglais en 1948, c’est incroyable ! C’est un peu ce décalage que je vois dans votre timidité par rapport à l’Europe et ce qu’elle est !
P.B. - Je suis tout à fait d’accord sur la partie critique. Je pense qu’elle est abondamment exprimée dans le livre. J’ai dit constamment que l’Europe actuelle était un relais des forces économiques dominantes et il y a un petit chapitre qui s’appelle « L’Europe ambiguë » où j’essaie de dire en résumé qu’on a identifié l’adhésion à l’Europe à l’adhésion à la modernité et la résistance à l’Europe à la résistance à la modernité, à l’archaïsme, au conservatisme, etc. (il est vrai que les gens qui combattaient l’Europe ne se caractérisaient pas par une grande modernité : c’était Pasqua, Seguin, Le Pen… des nationalistes absurdes !). Je disais donc qu’il y a deux Europe, l’une servant à cacher l’autre. Il y a une Europe autonome par rapport aux États-Unis et par rapport aux forces économiques dominantes qui s’accrocherait à ses traditions politiques, syndicales, qui lutterait pour sauvegarder sa tradition de Welfare State, qui s’accrocherait à ses traditions de solidarité avec le Tiers Monde, etc. Beaucoup de gens qui se disent pour l’Europe croient encore à cette Europe-là. Mais cette Europe cache de plus en plus mal une autre Europe qui n’est qu’une sorte d’appendice des États-Unis, associé par des accords de libre-échange aux États-Unis. Au fond l’Europe est en train de devenir ce qu’est déjà le Canada… Ça, je pense que très peu de gens le voient aujourd’hui. Or on voit déjà le cas de l’Angleterre qui est une sorte de vérification expérimentale. J’ai rencontré hier un Anglais qui disait : « nous avons tous les inconvénients d’être associés aux États-Unis sans avoir aucun avantage : nous n’avons que les accidents de chemins de fer, les épidémies, etc. ». Cette dualité de l’Europe rend le combat politique à propos de l’Europe extrêmement difficile. C’est pour cela qu’il m’a paru qu’il était important de donner un objectif. Il n’y a rien de mal à dire que ce n’est pas au niveau national que se passent les combats, qu’une part des combats qu’on mène à l’échelle nationale sont des mystifications parce que nous combattons des gens qui en fait sont déjà asservis, qui sont en fait des gouvernements fantoches ; des « straw men », des hommes de paille… Malheureusement, encore aujourd’hui, les mouvements sociaux, les mouvements syndicaux, les journaux, etc. n’ont pas suffisamment pris conscience de cela pour des raisons qui tiennent au fait qu’ils dépendent de l’État tel qu’il est.
R.L. - En fait ce que vous voulez dire c’est que leur cerveau est déjà étatisé. Le problème en fait est que l’on prenne conscience de cela…
Le niveau des luttes
P.B. Il est bon de dire qu’il faut lutter au niveau mondial… mais le niveau mondial c’est très abstrait : on ne peut pas faire Seattle tous les matins et quand on répète l’expérience à Porto Allegre déjà ça ne marche pas tout à fait aussi bien… Je dis qu’il y a un niveau où se situe une possibilité de lutte parce qu’il y a encore des syndicats très puissants en Allemagne, en Italie, en Espagne. À ce niveau-là on peut concevoir une nouvelle forme de mobilisation capable de sauver ce qu’il y a encore d’intéressant en Europe… C’est peut-être naïf mais il faut bien donner un objectif, sinon quoi faire ?
R.L. - Mais ce que je voulais dire c’est que la formulation que vous donnez en imaginant que le simple fait d’avoir un parlement élu au suffrage universel ou bien simplement réformer l’Europe existant pourrait avoir un effet…
P.B. - Par exemple, supposons qu’on ait une élection au suffrage universel direct- d’ailleurs ce n’est pas une proposition très originale, je pense même que Delors l’a déjà faite ! -pour l’ensemble de l’Europe le même jour. Ça pourrait avoir des effets : les gens auraient intérêt à faire des listes européennes, à constituer des partis européens (avec le risque que le premier parti à se constituer soit le parti d’extrême droite), des partis européens qui seraient obligés de discuter de plate-formes, donc de s’organiser à l’échelle européenne. Ça aurait des effets à condition que la commission soit dissoute, parce que des gens comme M. Lamy et M. Prodi sont des relais directs des forces économiques…
R.L. - Oui, vous parliez à un moment dans votre bouquin de partis à modèle soviétique. Est-ce qu’avec ces partis de modèle soviétique on peut faire quelque chose ? Est-ce qu’on peut les transformer, les amender ? Et le point de vue qu’on pourrait avoir par rapport à cela, c’est qu’il faut faire autrement ; c’est que justement le mouvement - puisqu’on parle du mouvement social - il faut qu’il soit original, il faut trouver d’autres formes. Et ce qui a servi et qui est usé à mon avis jusqu’à la corde : penser qu’on pourra réformer ce mode de fonctionnement et les personnes à l’intérieur et gagner un petit peu de temps… mais gagner un petit peu de temps qui au contraire risquerait de se retourner contre ceux qui sont en train de lutter et qui veulent réellement une transformation radicale des sociétés. Donc je ne vois pas comment on peut essayer cet aménagement-là, comme vous le dites vous-même, de partis au fonctionnement complètement archaïque.
Un mouvement européen sur trois pieds
P.B. - Juste un mot : le mot de parti n’est pas prononcé dans ce livre. C’est important. Et dans le chapitre intitulé « Contre la politique de dépolitisation », j’essaie de dire ce que pourrait être un mouvement social européen appuyé sur trois forces, les syndicats, le mouvement social et les chercheurs critiques. Les mouvements sociaux ont des traits communs, proches de la tradition libertaire, ils sont attachés à des formes d’organisation d’inspiration autogestionnaire, caractérisées par la légèreté de l’appareil et permettant aux gens de se réapproprier leur rôle de sujet actif.
R.L. - Oui mais voilà, à propos du sujet actif, vous dites aussi dans ce bouquin que la politique est devenue simplement un mécanisme de délégation de pouvoir avec un vote inopérant qui consiste à aller un peu comme on va à la messe. Or c’est sur ce sujet-là qu’effectivement nous, anarchistes, nous disons : on ne voit pas en quoi les acteurs, qui ne sont plus des acteurs mais qui sont devenus au fond de simples individus vidés de toute leur capacité de jugement, pourraient agir sur 50 ans d’une Europe absolument désastreuse…
P.B. - Je finis ma réponse. Je pense à un mouvement européen reposant sur trois pieds, premièrement, ce mouvement social qui est de tradition libertaire qu’il le sache ou non ; deuxièmement…
R.L. - Oui, parce qu’il met en cause les pouvoirs, les pouvoirs d’État, les pouvoirs des super-structures étatiques…
P.B. - … et puis il est très anti-centraliste, très vigilant en ce qui concerne toutes les formes de concentration du pouvoir, toutes les formes de délégation… À ce propos, vous avez évoqué tout à l’heure la tradition libertaire. Dans un texte dont je demande à ce qu’il soit inscrit dans cette tradition -c’est dans un livre qui s’appelle Choses dites, un chapitre qui s’appelle « La délégation »- je décris, ce qui n’a jamais été fait sérieusement, le mécanisme de délégation, à partir d’un modèle tout à fait général qui est celui du prêtre, qui pense pour vous et qui dit (c’est la formule, monstrueuse, de Robespierre) : « Je suis le peuple ». Le délégué est toujours, pour une part, quelqu’un qui usurpe. Malheureusement une partie de ce qui existe actuellement en fait d’instruments de mobilisation perpétue ces traditions. Je pense que le parti socialiste français, qui s’est constitué dans sa forme actuelle sur le modèle du parti communiste, perpétue les structures de type soviétique reposant sur un abus de délégation permanent.
J’ai donc dit qu’il y a trois pieds : premièrement les mouvements sociaux ; deuxièmement les syndicats qui sont plombés par des tas de facteurs d’inertie que j’ai décrits : la dépendance à l’égard de l’État, les subventions, les habitudes, les cerveaux qui sont étatisés, etc.
R.L. - Vous écrivez : « La confédération syndicale européenne est un lobby bien tempéré ».
Le rôle des chercheurs
P.B. - Enfin le troisième pied possible, c’est les chercheurs. Je n’ai pas beaucoup d’illusions, malheureusement, mais mon idée c’est de faire une combinaison détonante. Ces gens, évidemment, il faut les faire tenir ensemble et pour le moment, il y a eu des petites tentatives, c’est difficile, mais on peut espérer qu’à l’échelle internationale une partie des forces d’inertie pourra être affaiblie. Par ailleurs, il y a d’autres difficultés…
R.L. - Oui, vous l’avez dit tout à l’heure, il y a le fait que l’on ne peut pas mettre non plus les intellectuels, les écrivains, les chercheurs tous dans le même panier. Tout à l’heure vous parliez de l’instrumentalisation des chercheurs et vous parliez de la police, je remarquai dans un ouvrage qu’il y a un Institut des Hautes Études non en Sciences sociales mais en Sécurité intérieure.
P.B. - Cet institut est un très bon exemple : il y a des gens qui sont cyniques, mais il peut même y avoir des gens très bien pour des raisons que je suis prêt à expliquer. Actuellement la situation de chercheur est très difficile, la sociologie, à la différence des mathématiques ou même de l’économie (les économistes ne font guère, pour la plupart, de recherche empirique), ça coûte cher. Pour faire des enquêtes statistiques sur de gros échantillons, etc., il faut de l’argent d’une part ; d’autre part, il faut aussi avoir l’accès à des objets. Si vous voulez étudier la police, comment faire ? Donc il y a des gens très bien et que je respecte, ce sont de très bons sociologues, qui peuvent, en échange de la caution qu’ils donnent en participant à ces institutions, obtenir des subventions pour faire des recherches souvent critiques. Ce n’est pas simple. Je dis ça parce que c’est aussi de l’éducation politique que je fais : souvent les gens, dans les mouvements de gauche, il y a une tendance à la dénonciation et à la mise à l’index. Il faut faire très attention à la dénonciation rapide, superficielle… On a guillotiné Condorcet comme ça parce que Marat était un mauvais médecin.
R.L. - Il est certain que si l’on vit dans un environnement entièrement opposé à ses propres conceptions, on ne peut pas non plus ne pas être impliqué plus ou moins volontairement ou du moins indirectement dans des mécanismes. Le danger c’est que cette participation peut servir de caution.
P.B. - Il y avait dans Le Monde diplomatique un article absolument remarquable de Pierre Rimbert, un papier très argumenté et très documenté, très sérieux, avec des noms propres. Dans le milieu des chercheurs on dira : « Comment ! c’est de la dénonciation, ce n’est pas de la science ! » et en même temps, on pourra s’en servir pour dire -ce qui va lui rendre la vie encore plus difficile : « M. X qui est là, dans cet Institut, c’est un pourri… ».
R.L. - (…) Il n’y a pas d’ailleurs que sur ce sujet de la sécurité… il y a des gens qui se servent de l’économétrie pour démontrer n’importe quoi. Il y a eu l’affaire Sokal et Bricmont, il y a quelques années, qui montrait aussi que l’on fait des démonstrations en sciences humaines collées sur des démonstrations en sciences physiques. Il y a un bouquin aussi qui s’appelle Ni Dieu ni gène qui est fait par des généticiens qui sont critiques par rapport à tout ce qui est OGM, génie-génétique et tout ce qui est manipulation de l’humain et dans lequel ils développent toute une série d’idées fondées sur des données scientifiques que je ne suis pas à même de suivre, n’étant pas moi-même scientifique, mais qui sont intéressantes, allant jusqu’à dire qu’on réintroduit la métaphysique dans la génétique… et la politique.
P.B. - Absolument ! il y a une espèce de naturalisation : on dit tout est dans les gènes, donc il n’y a plus d’histoire, les gens sont le produit de leurs gènes, c’est foutu une fois pour toutes ! Malheureusement, un certain nombre de savants peuvent être inclinés à accepter ces idéologies sans réfléchir. Je suis absolument d’accord avec tout ce que vous dites là, il ne s’agit pas de prendre les chercheurs tels quels et d’y voir, comme au XIXe siècle, au nom de l’illusion de l’éducation, des êtres purs et parfaits : le mouvement social sanctifiait Pasteur. Il faut se méfier des savants et se méfier de la science, et on le fait mieux si on a les savants avec soi. Mais il faut savoir que pour eux, ce n’est pas facile. Il y a un coût à payer. Un type comme Cordonnier paie cher. Il y a des gens qui sont beaucoup moins bons que lui en économie, et qui pourront ricaner et dire : « T’as vu le bouquin de Cordonnier ? » Ils ont besoin d’être reconnus, d’être respectés. Et c’est ce respect qu’ils mettent en jeu.
R.L. - Quand on parle de risque, de mettre sa réputation ou sa position du moment en jeu, il faut vous dire que si pour certains il y a un risque de jouer sa position sociale, de jouer sa position économique, il y a des millions de gens qu’est-ce qu’ils peuvent jouer eux ! C’est ce qu’il faut voir, car même en jouant sa propre position sociale et sa propre position économique, elle est encore relativement confortable !
P.B. - C’est évident ! J’accorde ça complètement ; vous avez tout à fait raison de rappeler qu’il y a des gens qui sont dans la misère la plus grave et qu’il est presque ridicule d’évoquer la misère du chercheur. Cela dit, il ne faut pas oublier la misère dont je parle, parce qu’elle peut être génératrice de choses très graves. Ce n’est pas par hasard qu’une partie des formes les plus atroces de la pensée, les pensées extrémistes, d’extrême droite, etc. s’enracinent dans cette misère-là. Ce n’est pas la misère des misérables, c’est la misère des misérables relatifs, comme la misère des chercheurs…
R.L. - C’est ce que vous avez dit dans votre ouvrage La Misère du monde.
La pensée fascistoïde
P.B. - C’est pourquoi cette misère-là, il faut la prendre en compte… Vous savez que, par exemple, le terreau de la pensée fasciste universelle était la France. Il y a eu en France une production de discours « fascistoïde » qui souvent s’enracinait dans le mouvement social, avec des gens qui passaient de l’anarchisme à l’extrémisme de droite. C’est pourquoi il faut comprendre cette misère-là, cette souffrance-là, qui est une souffrance de privilégiés relatifs.
R.L. - Oui, mais vous croyez que c’est lié quand même à une aristocratie de la connaissance ? Est-ce que finalement ces passages du socialisme au fascisme, -on a vu ça notamment dans les années quarante avec Déat et sa radio, etc. et puis dans l’histoire du XIXe siècle aussi-, c’est au fond un phénomène de populisme, un phénomène qui veut que les grandes idées, les grandes utopies qu’on ne voit pas se réaliser pendant qu’on est en vie, on est prêt à suivre n’importe quel général Boulanger pour les voir se matérialiser en ayant abandonné à la fois la morale, l’idéal pour simplement un activisme et on débouche sur ce qui a été les faisceaux italiens, le nazisme hitlérien ou bien simplement l’Action française, les Croix de feu… Ce n’est pas seulement les chercheurs…
P.B. - Non. À propos de cette catégorie-là, Max Weber a une expression vache, il parle d’« intellectuels prolétaroïdes ». C’est une catégorie très dangereuse dans l’histoire de l’humanité : Lénine est un « intellectuel prolétaroïde » ; ce sont des gens très dangereux qui ont des comptes à régler avec le monde intellectuel ; comme Marat, que j’évoquais tout à l’heure, et tous les artistes et les écrivains ratés… Il faut savoir que ces choses-là sont toujours présentes. Vous avez par exemple dans le monde intellectuel actuel -je ne vais pas citer de noms propres car ce serait trop vache- des gens qui ont des trajectoires de cette sorte : passés de l’extrême gauche à la pensée de droite presque extrême, ils disent dans les journaux tous les jours, toutes les semaines, des choses terribles qui sont autant dirigées contre eux-mêmes -une sorte de haine de soi. Ces gens qui sont statistiquement peu nombreux sont très importants historiquement… Ils peuvent faire beaucoup de mal… mais peut-être qu’ils ne méritent pas qu’on en parle autant.
L’utopisme petit bourgeois
R.L. (…) Par ailleurs, j’ai regardé un numéro des Sciences humaines, cette revue mensuelle, de mai 2000, ce n’est pas très vieux. Le titre du dossier était « Le monde selon Bourdieu », on vous voit sur la couverture… on parlait de champ tout à l’heure, on parlait de vocabulaire bourdieusien comme « capital », « champ », « habitus », « violence symbolique ». L’intérêt… ce qui a été dit autour de vous, la nébuleuse de la gauche de la gauche, qui est une expression peut-être à définir, et aussi ce qui me semblait par rapport à la lutte, la lutte qui est engagée. Alors comme moyens que l’on pourrait dire d’attaque, l’Association pour la taxation et les transactions financières pour l’aide au citoyen, c’est la définition de l’association ATTAC, pour agir enfin contre le chômage et puis le Club Merleau Ponty fondé en 95 contre le libéralisme et la pensée unique. Nous, on a l’impression qu’ATTAC, cette association-là est pleine d’illusions ou qui voudrait donner illusion. Comment taxer, imaginer, 0,01 % sur, on pourrait dire, le crime financier. Est-ce que ça pourrait servir à redistribuer aux plus pauvres… Est-ce que ce n’est pas encore une nouvelle illusion où des mentalités petites bourgeoises se retrouvent dans cette association en disant que c’est pas si mal que ça ! On continue à faire comme on fait tous les jours et puis finalement si on peut participer à cette association un jour, ou distribuer un petit peu aux plus pauvres, c’est déjà quelque chose. Sans engager notre discussion sur le chômage, le travail, la remise en cause de l’idéologie du travail dans nos sociétés… Il y a une baisse du chômage aujourd’hui de un million de personnes mais aussi il y a explosion de la précarité, explosion des travailleurs pauvres -ça, c’est passé complètement de côté. Pour en rester là, on avait le sentiment que les moyens justement d’agir, les moyens de lutter semblaient très faibles, non seulement faibles mais, ce qui est très inquiétant, très illusoires.
P.B. - Je n’aime pas beaucoup cette revue des Sciences humaines… si vous avez remarqué, je n’y ai pas participé du tout, parce que c’est assez superficiel et pas très sérieux. Sur ce que vous dites du mouvement ATTAC, etc., je suis assez d’accord. J’ai écrit sur mon papier Utopisme petit bourgeois. Il faudrait voir un peu les bases sociales, dans quel milieu ça marche. Vous avez dit tout à l’heure que dans mon propos sur l’Europe, il y avait quelque chose d’un petit peu réformiste… timide… Or, ce que je propose ce n’est pas simplement du papier. Il y a des actions -ça c’est important que je le dise- ; il y a des réunions de travail : il y a une réunion à Vienne, il y en aura une autre à Athènes… Cette idée de mouvement social européen est une utopie en marche qui est tout à fait d’un autre ordre. Elle s’appuie sur le constat qu’il y a dans le monde européen des gens, des anarchistes, et d’autres, qui ne sont pas contents du monde tel qu’il va, qui sont en colère, révoltés, de vrais militants, qui sont mécontents de ce que font leurs centrales syndicales, sans parler de leur parti et de leur gouvernement, etc. Et tous ces gens qui sont souvent des pros (sans être des mandataires corrompus) de la résistance, pourraient, en s’organisant, devenir une force réelle de contestation capable d’exploiter des accidents comme celui de la vache folle ou les accidents de chemin de fer, etc. et d’élever la conscience. Un des grands problèmes est celui des journalistes. Ce mouvement social ne pourra réussir dans l’état actuel des rapports de forces symboliques que si les journalistes sont au moins mis dans le coup malgré eux ou si possible avec eux. Donc il faut opposer des moyens d’agir vrais. Ces moyens d’agir vrais, il faut les chercher dans le réel et on ne peut pas se contenter de rêver d’actions imaginaires, verbales, par lesquelles on se fait plaisir sans changer grand chose.
R.L. - Ce qui est intéressant en effet, c’est la recherche des nouvelles… Vous le dites vous-même : tant qu’on est à décortiquer des situations inacceptables, à expliquer les raisons d’une révolte, je pense qu’on peut lancer des idées même si en effet, ce sont des idées encore qui ne sont pas entièrement formalisées et qui ne reposent pas sur des démonstrations mathématiques mais qui sont autre chose. Je crois que c’est dans ce sens-là qu’on trouvait que c’est un peu timide votre…
P.B. - Une autre raison du fait que la partie critique est beaucoup plus développée que la partie constructive, c’est que -et ça c’est à la fois une profonde conviction politique et en même temps un constat scientifique- on ne peut plus bâtir de mouvements sociaux sur les modèles anciens. Ces mouvements anciens ne peuvent servir qu’au maintien de l’ordre. Donc il faut inventer tout à fait autre chose, mais pas simplement des idées… On croit toujours qu’il faut inventer des idées. En fait, il faut inventer des modes d’organisation dans lesquels s’inventent les idées. Il n’y a plus de Dieu ni de maître à penser. Je ne suis pas un maître à penser. Je me sers de ma connaissance du monde social pour dire que la première invention qu’il faut faire est organisationnelle, il faut inventer les modes d’organisation qui permettront l’invention collective d’une vision nouvelle et réaliste de l’économie et de la société.

[1Une page sur la Toile indique les sites qui se réfèrent à Pierre Bourdieu, en anglais surtout mais aussi en français et d’autres langues