BAKOUNINE, Michel. Dieu et l’Etat (10) De la Révolution française au retour du religieux
MAZZINI, Giuseppe (1805-1872)France.- Second Empire (1852-1870)Révolution françaiseROUSSEAU, Jean-Jacques (1712-1778). Philosophe et écrivain français Arts. RomantismeMICHELET, Jules (1798-1874)VOLTAIRE (1694-1778)BRUNO, Giordano (1548-1600)HUGO, Victor (1802-1885)BAKUNIN, Mihail Aleksandrovič (Premoukhino, gouvernement de Tver, aujourd’hui Kalinine, Russie 18 mai 1814 - Berne, Suisse, 1/7/1876)Page 1 | Page 2 | Page 3 | Page 4 | Page 5 | Page 6 | Page 7 | Page 8 | Page 9 | Page 11 |
Peut-on s’étonner, après cela, que cette croyance se soit maintenue jusqu’à nos jours, et qu’elle continue d’exercer son influence désastreuse même sur des esprits d’élite comme Mazzini, Quinet, Michelet et tant d’autres ? Nous avons vu que la première attaque fut soulevée contre elle par la renaissance du libre esprit au XVe siècle, Renaissance qui produisit des héros et des martyrs comme Vanini, comme Giordano Bruno et comme Galilée, et qui, bien qu’étouffée bientôt par le bruit, le tumulte et les passions de la Réforme religieuse, continua sans bruit son travail invisible, léguant aux plus nobles esprits de chaque génération nouvelle cette oeuvre de l’émancipation humaine par la destruction de l’absurde, jusqu’à ce qu’enfin, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, elle reparût de nouveau au grand jour, élevant hardiment le drapeau de l’athéisme et du matérialisme.
On put croire alors que l’esprit humain allait enfin se délivrer, une fois pour toutes, de toutes les obsessions divines. C’était une erreur. Le mensonge divin, dont l’humanité s’était nourrie — en ne parlant que du monde chrétien — pendant dix-huit siècles, devait se montrer, encore une fois, plus puissant que l’humaine vérité. Ne pouvant plus se servir de la gent noire, des corbeaux consacrés de l’Église, des prêtres tant catholiques que protestants, qui avaient perdu tout crédit, il se servit des prêtres laïques, des menteurs et sophistes à robe courte, parmi lesquels le rôle principal fut dévolu à deux hommes fatals : l’un, l’esprit le plus faux, l’autre, la volonté la plus doctrinairement despotique du siècle passé, à Jean-Jacques Rousseau et à Robespierre.
Le premier représente le vrai type de l’étroitesse et de la mesquinerie ombrageuse, de l’exaltation sans autre objet que sa propre personne, de l’enthousiasme à froid et de l’hypocrisie à la fois sentimentale et implacable, du mensonge forcé de l’idéalisme moderne. On peut le considérer comme le vrai créateur de la moderne réaction. En apparence l’écrivain le plus démocratique du XVIIIe siècle, il couve en lui le despotisme impitoyable de l’homme d’État. Il fut le prophète de l’Etat doctrinaire, comme Robespierre, son digne et fidèle disciple, essaya d’en devenir le grand prêtre. Ayant entendu dire à Voltaire que s’il n’y avait pas de Dieu, il faudrait en inventer un, Rousseau inventa l’Être suprême, le Dieu abstrait et stérile des déistes. Et c’est au nom de l’Être suprême, et de la vertu hypocrite commandée par l’Être suprême, que Robespierre guillotina les Hébertistes d’abord, ensuite le génie même de la Révolution, Danton, dans la personne duquel il assassina la République, préparant ainsi le triomphe, devenu dès lors nécessaire, de la dictature de Bonaparte 1 er . Après ce grand triomphe, la réaction idéaliste chercha et trouva des serviteurs moins fanatiques, moins terribles, mesurés à la taille considérablement amoindrie de la bourgeoisie de notre siècle à nous. En France, ce furent Chateaubriand, Lamartine, et — faut-il le dire ? Eh ! pourquoi non ? Il faut tout dire, quand c’est vrai — ce fut Victor Hugo lui-même, le démocrate, le républicain, le quasi-socialiste d’aujourd’hui, et à leur suite toute la cohorte mélancolique et sentimentale d’esprits maigres et pâles qui constituèrent sous la direction de ces maîtres, l’école du romantisme moderne. En Allemagne, ce furent les Schlegel, les Tieck, les Novalis, les Werner, ce fut Schelling et tant d’autres encore dont les noms ne méritent pas même d’être nommés.
La littérature créée par cette école fut le vrai règne des revenants et des fantômes. Elle ne supportait pas le grand jour, le clair-obscur étant le seul élément où elle pût vivre. Elle ne supportait pas non plus le contact brutal des masses ; c’était la littérature des âmes tendres, délicates, distinguées, aspirant au Ciel, leur patrie, et vivant comme malgré elles sur la terre. Elle avait la politique, les questions du jour, en horreur et en mépris ; mais lorsqu’elle en parlait par hasard, elle se montrait franchement réactionnaire, prenant le parti de l’Église contre l’insolence des libres penseurs, des rois contre les peuples, et de toutes les aristocraties contre la vile canaille des rues. Au reste, comme je viens de le dire, ce qui dominait dans l’école, c’était une indifférence quasi complète pour les questions politiques. Au milieu des nuages dans lesquels elle vivait, on ne pouvait distinguer que deux points réels : le développement rapide du matérialisme bourgeois et le déchaînement effréné des vanités individuelles.
Pour comprendre cette littérature, il faut en chercher la raison d’être dans la transformation qui s’était opérée au sein de la classe bourgeoise depuis la Révolution de 1793.
Depuis la Renaissance et la Réforme jusqu’à cette Révolution, la bourgeoisie, sinon en Allemagne, du moins en Italie, en France, en Suisse, en Angleterre, en Hollande, fut le héros et représenta le génie révolutionnaire de l’histoire. De son sein sortirent la plupart des libres penseurs du XVe siècle, des grands réformateurs religieux des deux siècles suivants, et des apôtres de l’émancipation humaine, y compris cette fois aussi ceux de l’Allemagne du siècle passé. Elle seule. naturellement appuyée sur les sympathies, sur la foi et sur le bras puissant du peuple, fit la Révolution de 89 et de 93. Elle avait proclamé la déchéance de la royauté et de l’Église, la fraternité des peuples, les Droits de l’homme et du citoyen. Voilà ses titres de gloire, ils sont immortels.
Dès lors elle se scinda. Un parti considérable d’acquéreurs de biens nationaux, devenus riches et s’appuyant cette fois non sur le prolétariat des villes, mais sur la majeure partie des paysans de France qui étaient également devenus des propriétaires terriens, aspirait à la paix, au rétablissement de l’ordre public et à la fondation d’un gouvernement régulier et puissant. Il acclama donc avec bonheur la dictature du premier Bonaparte, et, quoique toujours voltairien, ne vit pas d’un mauvais oeil son concordat avec le pape et le rétablissement de l’Église officielle en France : « La religion est si nécessaire au peuple ! » — ce qui veut dire que, repue, cette partie de la bourgeoisie commença dès lors à comprendre qu’il était urgent, dans l’intérêt de la conservation de sa position et de ses biens acquis, de tromper la faim non assouvie du peuple par les promesses d’une manne céleste. Ce fut alors que commença à prêcher Chateaubriand [1].
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[1] Je crois utile de rappeler ici une anecdote d’ailleurs très connue et tout à fait authentique, qui jette une lumière si précieuse tant sur le caractère personnel de ce réchauffeur des croyances catholiques que sur la sincérité religieuse de cette époque. Chateaubriand avait apporté au libraire un ouvrage dirigé contre la foi. Le libraire lui fit observer que l’athéisme était passé de mode, que le public lisant n’en voulait plus, et qu’il demandait au contraire des ouvrages religieux. Chateaubriand s’éloigna, mais quelques mois plus tard il lui apporta son Génie du christianisme.