BAKOUNINE, Michel. Dieu et l’Etat (09) Du monothéisme au christianisme

philosophieARISTOTE (c. 385 - 322 av. J.-C.) Philosophe grecHEGEL, G. W. M. (1770-1831). PhilosophePLATON (c. 427 - c. 387 av. J.-C.). Philosophe grecReligion. ChristianismeKANT, Emmanuel (1724-1804)BAKUNIN, Mihail Aleksandrovič (Premoukhino, gouvernement de Tver, aujourd’hui Kalinine, Russie 18 mai 1814 - Berne, Suisse, 1/7/1876)
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Le second pas, dans le développement des croyances religieuses, et le plus difficile sans doute après l’établissement d’un monde divin séparé. ce fut précisément cette transition du polythéisme au monothéisme, du matérialisme religieux des païens à la foi spiritualiste des chrétiens. Les dieux païens, et c’était là leur caractère principal, étaient avant tout des dieux exclusivement nationaux. Puis, comme ils étaient nombreux, ils conservèrent nécessairement plus ou moins un caractère matériel, ou plutôt c’est parce qu’ils étaient encore matériels qu’ils furent si nombreux, la diversité étant un des attributs principaux du monde réel. Les dieux païens n’étaient pas encore proprement la négation des choses réelles, ils n’en étaient que l’exagération fantastique [1].
Pour établir sur les ruines de leurs autels si nombreux l’autel d’un Dieu unique et suprême, maître du monde, il a donc fallu que fût détruite d’abord l’existence autonome des différentes nations qui composaient le monde païen ou antique. C’est ce que firent très brutalement les Romains, qui, en conquérant la plus grande partie du monde connu des anciens, créèrent en quelque sorte la première ébauche, sans doute tout à fait négative et grossière, de l’humanité.
Un Dieu qui s’élevait ainsi au-dessus de toutes les différences nationales, tant matérielles que sociales, de tous 1cs pays, qui en était. en quelque sorte la négation directe, devait être nécessairement un être immatériel et abstrait. Mais la foi si difficile en l’existence d’un être pareil n’a pu naître d’un seul coup. Aussi fut-elle longuement préparée et développée par la métaphysique grecque, qui établit la première, d’une manière philosophique, la notion de l’Idée divine, modèle éternellement créateur et toujours reproduit par le monde visible. Mais la Divinité conçue et créée par la philosophie grecque était une divinité impersonnelle, aucune métaphysique, lorsqu’elle est conséquente et sincère, ne pouvant s’élever, ou plutôt ne pouvant se rabaisser jusqu’à l’idée d’un Dieu personnel. Il a fallu donc trouver un Dieu qui fût unique et qui fût très personnel à la fois. Il se trouva dans la personne très brutale, très égoïste, très cruelle deJéhovah, le dieu national des Juifs. Mais les Juifs, malgré cet esprit national exclusif qui les distingue encore aujourd’hui, étaient devenus de fait, bien avant la naissance du Christ, le peuple le plus international du monde. Entraînés en partie comme captifs, mais beaucoup plus encore poussés par cette passion mercantile qui constitue l’un des traits principaux de leur caractère national, ils s’étaient répandus dans tous les pays, portant partout le culte de leur Jéhovah, auquel ils devenaient d’autant plus fidèles qu’il les abandonnait davantage.
À Alexandrie, ce dieu terrible des Juifs fit la connaissance personnelle de la Divinité métaphysique de Platon, déjà fort corrompue par le contact de l’Orient et se corrompant plus tard encore davantage par le sien. Malgré son exclusivisme national jaloux et féroce, il ne put résister à la longue aux grâces de cette Divinité idéale et impersonnelle des Grecs. Il l’épousa, et de ce mariage naquit le Dieu spiritualiste, mais non spirituel, des chrétiens. On sait que les néo-platoniciens d’Alexandrie furent les principaux créateurs de la théologie chrétienne.
Mais la théologie ne constitue pas encore la religion comme les éléments historiques ne suffisent pas pour créer l’histoire. J’appelle éléments historiques les dispositions et conditions générales d’un développement réel quelconque, par exemple, ici, la conquête des Romains, et la rencontre du dieu des Juifs avec la Divinité idéale des Grecs. Pour féconder les éléments historiques, pour leur faire produire une série de transformations historiques nouvelles, il faut un fait vivant, spontané, sans lequel ils pourraient rester bien des siècles encore à l’état d’éléments, sans rien produire. Ce fait ne manqua pas au christianisme : ce fut la propagande, le martyre et la mort de Jésus-Christ. Nous ne savons presque rien de ce grand et saint personnage, tout ce que les Évangiles nous en rapportent étant si contradictoire et si fabuleux qu’à peine pouvons-nous y saisir quelques traits réels et vivants. Ce qui est certain, c’est qu’il fut le prêcheur du pauvre peuple, l’ami, le consolateur des misérables, des ignorants, des esclaves et des femmes, et qu’il fut beaucoup aimé par ces dernières. Il promit à tous ceux qui étaient opprimés, à tous ceux qui souffraient ici-bas — et le nombre en était naturellement immense —, la vie éternelle. Il fut, comme de raison, pendu par les représentants de la morale officielle et de l’ordre public de l’époque. Ses disciples, et les disciples de ses disciples, purent se répandre, grâce à la conquête romaine qui avait détruit les barrières nationales, et ils portèrent en effet la propagande de l’Évangile dans tous les pays connus des anciens. Partout ils furent reçus à bras ouverts par les esclaves et les femmes, les deux classes les plus opprimées, les plus souffrantes et naturellement aussi les plus ignorantes du monde antique. S’ils firent quelque prosélytes dans le monde privilégié et lettré, ils ne le durent encore, en très grande partie, qu’à l’influence des femmes. Leur propagande la plus large s’exerça presque exclusivement dans le peuple, aussi malheureux qu’abruti par l’esclavage. Ce fut le premier réveil, la première révolte principielle du prolétariat.
Le grand honneur du christianisme, son mérite incontestable et tout le secret de son triomphe inouï et d’ailleurs tout à fait légitime, ce fut de s’être adressé à ce public souffrant et immense, auquel le monde antique, constituant une aristocratie intellectuelle et politique étroite et féroce, déniait jusqu’aux derniers attributs et aux droits les plus simples de l’humanité. Autrement il n’aurait jamais pu se répandre. La doctrine qu’enseignaient les apôtres du Christ, toute consolante qu’elle ait pu paraître aux malheureux, était trop révoltante, trop absurde, au point de vue de la raison humaine, pour que des hommes éclairés eussent pu l’accepter. Aussi avec quel triomphe l’apôtre saint Paul ne parle-t-il pas du scandale de la foi et du triomphe de cette divine folie repoussée par les puissants et les sages du siècle, mais d’autant plus passionnément acceptée par les simples, les ignorants et les pauvres d’esprit.
En effet, il fallait un bien profond mécontentement de la vie, une bien grande soif du coeur, et une pauvreté à peu près absolue de l’esprit pour accepter l’absurdité chrétienne, de toutes les absurdités religieuses la plus hardie et la plus monstrueuse. Ce n’était pas seulement la négation de toutes les institutions politiques, sociales et religieuses de l’Antiquité, c’était le renversement absolu du sens commun, de toute raison humaine. L’Être effectivement existant, le monde réel, était considéré désormais comme le néant ; et le produit de la faculté abstractive de l’homme, la dernière, la suprême abstraction, dans laquelle cette faculté, ayant dépassé toutes les choses existantes et jusqu’aux déterminations les plus générales de l’Être réel, telles que les idées de l’espace et du temps, n’ayant plus rien à dépasser, se repose dans la contemplation de son vide et de son immobilité absolue ; cet abstractum,ce caput mortuum absolument vide de tout contenu, le vrai néant, Dieu, est proclamé le seul Être réel, éternel, tout-puissant. Le Tout réel est déclaré nul, et le nul absolu, le Tout. L’ombre devient le corps, et le corps s’évanouit comme une ombre [2].
C’était d’une audace et d’une absurdité inouïes, le vrai scandale de la foi, le triomphe de la sottise croyante sur l’esprit, pour les masses ; et pour quelques-uns, l’ironie triomphante d’un esprit fatigué, corrompu, désillusionné et dégoûté de la recherche honnête et sérieuse de la vérité ; le besoin de s’étourdir et de s’abrutir, besoin qui se rencontre souvent chez les esprits blasés :
« Credo quia absurdum est. »
« Je ne crois pas seulement à l’absurde ; j’y crois précisément et surtout parce qu’il est l’absurde. » C’est ainsi que beaucoup d’esprits distingués et éclairés, de nos jours, croient au magnétisme animal, au spiritisme, aux tables tournantes — eh, mon Dieu. pourquoi aller si loin ? —, croient encore au christianisme, à l’idéalisme, à Dieu.
La croyance du prolétariat antique, aussi bien que des masses modernes après lui, était plus robuste, de moins haut goût et plus simple. La propagande chrétienne s’était adressée à son coeur, non à son esprit, à ses aspirations éternelles, à ses besoins, à ses souffrances, à son esclavage, non à sa raison qui dormait encore, et pour laquelle les contradictions logiques, l’évidence de l’absurde, ne pouvaient par conséquent exister. La seule question qui l’intéressait était de savoir quand sonnerait l’heure de la délivrance promise, quand arriverait le règne de Dieu. Quant aux dogmes théologiques, il ne s’en souciait pas, parce qu’il n’y comprenait rien du tout. Le prolétariat converti au christianisme en constituait la puissance matérielle ascendante, non la pensée théorique.
Quant aux dogmes chrétiens, ils furent élaborés. comme on sait, dans une série de travaux théologiques, littéraires, et dans les conciles, principalement par les néo-platoniciens convertis de l’Orient. L’esprit grec était descendu si bas qu’au quatrième siècle de l’ère chrétienne déjà, époque du premier concile, nous trouvons l’idée d’un Dieu personnel, Esprit pur, éternel, absolu, créateur et maître suprême du monde, existant en dehors du monde, unanimement acceptée par tous les Pères de l’Église ; et comme conséquence logique de cette absurdité absolue, la croyance dès lors naturelle et nécessaire à l’immatérialité et à l’immortalité de l’âme humaine, logée et emprisonnée dans un corps mortel, mais mortel seulement en partie, parce que dans ce corps lui-même il y a une partie qui, tout en étant corporelle, est immortelle comme l’âme et doit ressusciter avec l’âme. Tant il a été difficile, même à des pères de l’Église, de se représenter l’esprit pur en dehors de toute forme corporelle !
Il faut observer qu’en général le caractère de tout raisonnement théologique, et métaphysique aussi, c’est de chercher à expliquer une absurdité par une autre.
Il a été fort heureux pour le christianisme d’avoir rencontré le monde des esclaves. Il eut un autre bonheur, ce fut l’invasion des barbares. Les barbares étaient de braves gens, pleins de force naturelle, et surtout animés et poussés par un grand besoin et par une grande capacité de vivre, des brigands à toute épreuve, capables de tout dévaster et de tout avaler, de même que leurs successeurs, les Allemands actuels, beaucoup moins systématiques et pédants dans leur brigandage que ces derniers, beaucoup moins moraux, moins savants, mais, par contre, beaucoup plus indépendants et plus fiers, capables de science et non incapables de liberté, comme les bourgeois de l’Allemagne moderne. Mais avec toutes ces grandes qualités, ils n’étaient rien que des barbares, c’est-à-dire aussi indifférents que les esclaves antiques, dont beaucoup d’ailleurs appartenaient à leur race, pour toutes les questions de la théologie et de la métaphysique. De sorte qu’une fois leur répugnance pratique rompue, il ne fut pas difficile de les convertir théoriquement au christianisme.
Pendant dix siècles, le christianisme, armé de la toute-puissance de l’Église et de l’État. et sans concurrence aucune de la part de qui que ce fût, put dépraver, abrutir et fausser l’esprit de l’Europe. Il n’eut point de concurrents, puisqu’en dehors de l’Église il n’y eut point de penseurs, ni même de lettrés. Elle seule pensait, elle seule parlait, écrivait, elle seule enseignait. Si des hérésies s’élevèrent en son sein, elles ne s’attaquèrent jamais qu’aux développements théologiques ou pratiques du dogme fondamental, non à ce dogme même. La croyance en Dieu, esprit pur et créateur du monde, et la croyance en l’immatérialité de l’âme restèrent intactes. Cette double croyance devint la base idéale de toute la civilisation occidentale et orientale de l’Europe, et elle pénétra, elle s’incarna dans toutes les institutions, dans tous les détails de la vie tant publique que privée de toutes les classes aussi bien que de masses.

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[1Nous avons vu combien cette transition a coûté au peuple juif dont elle a constitué pour ainsi dire toute l’histoire. Moïse et les prophètes avaient beau lui prêcher, il retombait toujours dans son idolâtrie primitive, dans la foi antique. comparativement beaucoup plus naturelle, plus commode, en beaucoup de dieux plus matériels, plus humains, plus palpables. Jéhovah lui-même, leur Dieu unique, le Dieu de Moïse et des prophètes, était encore un Dieu excessivement national - ne se servant pour récompenser et pour punir ses fidèles, son peuple élu, que d’arguments matériels -, souvent stupide et toujours grossier et féroce. Il ne semble pas même que la foi en son existence ait impliqué la négation de l’existence des dieux primitifs. Il n’en reniait pas l’existence, seulement il ne voulait pas que son peuple les adorât à côté de lui ; parce qu’avant tout. Jéhovah était un Dieu très jaloux et son premier commandement fut celui-ci :« Je suis ton Dieu et tu n’adoreras pas d’autres Dieux que moi »
Jéhovah ne fut donc qu’une ébauche première très matérielle, très grossière de l’Etre suprême de l’idéalisme moderne. Il n’était d’ailleurs qu’un Dieu national, comme le Dieu russe qu’adorent les généraux allemands, sujets du tsar et patriotes de l’Empire de toutes les Russies, comme le Dieu allemand que vont proclamer les piétistes, et les généraux allemands sujets de Guillaume 1er à Berlin. L’Etre suprême ne peut être un Dieu national, il doit être celui de l’humanité tout entière. L’Être suprême ne peut être non plus un être matériel, il doit être la négation de toute matière, l’esprit pur. Pour la réalisation du culte de l’Être suprême, il a fallu donc deux choses : 1° une réalisation telle quelle de l’humanité, par la négation des nationalités et des cultes nationaux ; 2° un développement déjà très avancé des idées métaphysiques pour spiritualiser le Jéhovah si grossier des Juifs. La première condition fut remplie par les Romains d’une manière très négative sans doute, par la conquête de la plus grande partie des pays connus des anciens et par la destruction de leurs institutions nationales.
Les dieux de toutes les nations vaincues réunis au Panthéon s’annulèrent mutuellement. Ce fut la première ébauche très grossière et tout à fait négative de l’humanité. Quant à la seconde condition, elle fut réalisée par les Grecs bien avant la conquête des Romains. Ils ont été les créateurs de la métaphysique. La Grèce, à son berceau historique, avait déjà trouvé un monde divin définitivement établi dans la foi traditionnelle des peuples ; ce monde lui avait été légué et matériellement apporté par l’Orient. Dans sa période instinctive, antérieure à son histoire politique, elle l’avait développé et prodigieusement humanisé par ses poètes ; et, lorsqu’elle commença proprement son histoire, elle avait déjà une religion toute faite, la plus sympathique et la plus noble de toutes les religions qui aient jamais existé, autant qu’une religion, c’est-à-dire un mensonge, peut être sympathique et noble. Ses grands penseurs, et aucun peuple n’en eut de plus grands que la Grèce. trouvant le monde divin établi, et en dehors d’eux-mêmes, dans le peuple, et en eux-mêmes, comme habitude de sentir et de penser, le prirent nécessairement pour point de départ. Ce fut déjà beaucoup qu’ils ne firent pas de théologie, c’est-à-dire qu’ils ne se morfondirent pas à réconcilier avec la raison naissante les absurdités de tel ou tel autre Dieu, comme le firent au Moyen-Âge les scolastiques. Ils laissèrent les dieux en dehors de leurs spéculations et s’adressèrent directement à l’idée divine, une, invisible, toute-puissante, éternelle et absolument spirituelle, mais non personnelle. Sous le rapport du spiritualisme. Les métaphysiciens grecs furent donc, beaucoup plus que les Juifs, les créateurs du Dieu chrétien. Les Juifs n’y ont ajouté que la brutale personnalité de leur Jéhovah.
Qu’un génie sublime comme le divin Platon ait pu être absolument convaincu de la réalité de l’idée divine, cela nous démontre combien est contagieuse, combien est toute-puissante la tradition de la folie religieuse, même par rapport aux plus grands esprits. D’ailleurs, il ne faut pas s’en étonner, puisque même de nos jours, le plus grand génie philosophique qui ait existé depuis Aristote et Platon, Hegel, malgré même la critique d’ailleurs imparfaite et trop métaphysique de Kant qui avait démoli l’objectivité ou la réalité des idées divines, s’est efforcé de les replacer de nouveau sur leur trône transcendant ou céleste. Il est vrai qu’il s’y est pris d’une manière si peu polie qu’il a définitivement tué le bon Dieu : il a enlevé à ces idées leur couronne divine en montrant, à qui savait le lire, comment elles ne furent jamais qu’une pure création de l’esprit humain, courant à travers toute l’histoire à la recherche de lui-même.
Pour mettre fin à toutes les folies religieuses et au mirage divin, il ne lui manquait seulement que de prononcer ce grand mot, qui fut dit après lui, presque en même temps, par deux grands esprits, sans aucune entente mutuelle et sans qu’ils eussent jamais entendu parler l’un de l’autre : Ludwig Feuerbach, le disciple et le démolisseur de Hegel en Allemagne, et Auguste Comte, le fondateur de la philosophie positive en France. Ce mot est celui-ci : la métaphysique se réduit à la psychologie. Tous les systèmes de métaphysique n’ont jamais été rien d’autre que la psychologie humaine se développant dans l’histoire.
Maintenant il ne nous est plus difficile de comprendre comment les idées divines sont nées, comment elles ont été créées successivement par la faculté abstractive de l’homme. Mais à l’époque de Platon, cette connaissance était impossible. L’esprit collectif et par conséquent aussi l’esprit individuel, même du plus grand génie, n’était point mûr pour cela. À peine avait-il dit avec Socrate : « Connais-toi toi-même. » Cette connaissance de soi-même n’existait qu’à l’état d’intuition ; dans le fait elle était nulle. Par conséquent, il était impossible que l’esprit humain se doutât qu’il était, lui, le seul créateur du monde divin. Il le trouva devant lui, il le trouva comme tradition. comme sentiment, comme habitude de penser en lui-même. et il en fit nécessairement l’objet de ses plus hautes spéculations. C’est ainsi que naquit la métaphysique, et que les idées divines, bases du spiritualisme, furent développées et perfectionnées.
Il est vrai qu’après Platon, il y eut dans le développement de l’esprit comme un mouvement inverse. Aristote, le vrai père de la science et de la philosophie positives, ne nia point le monde divin, mais il s’en occupa aussi peu que possible : il étudia le premier, comme un analyste et un expérimentateur qu’il était, la logique, les lois de la pensée humaine, et en même temps le monde physique, non dans son essence idéale, illusoire, mais sous son aspect réel. Après lui, les Grecs d’Alexandrie fondèrent la première école des sciences positives. Ils furent athées. Mais leur athéisme resta sans influence sur leurs contemporains. La science tendit de plus en plus à s’isoler de la vie. Il y eut aussi, après Platon, dans la métaphysique même, une négation des idées divines. Elle fut soulevée par les épicuriens et par les sceptiques, deux sectes qui contribuèrent beaucoup à dépraver l’aristocratie romaine, mais restèrent sans influence aucune sur les masses.
Une autre école, infiniment plus influente, s’était formée à Alexandrie. Ce fut l’école des néo-platoniciens. Confondant dans un mélange impur les imaginations monstrueuses de l’Orient avec les idées de Platon, ils furent les vrais préparateurs et plus tard les élaborateurs des dogmes chrétiens.
Ainsi, l’égoïsme personnel et grossier de Jéhovah. la conquête tout aussi brutale et grossière des Romains et l’idéale spéculation métaphysique des Grecs, matérialisée par le contact de l’Orient, tels furent les trois éléments historiques qui constituèrent la religion spiritualiste des chrétiens.

[2Je sais fort bien que dans les systèmes théologiques et métaphysiques orientaux, et surtout dans ceux de l’Inde.
y compris le bouddhisme, on trouve déjà le principe de l’anéantissement du monde réel au profit de l’idéal ou de l’abstraction absolue. Mais il n’y porte pas encore ce caractère de négation volontaire et réfléchie qui distingue le christianisme, parce que, lorsque ces systèmes furent conçus, le monde proprement humain, le monde de l’esprit humain, de la volonté humaine, de la science et de la liberté humaines. ne s’était pas encore développé comme il s’est manifesté depuis dans la civilisation gréco-rornaine.