Débat : Y a-t-il une ontologie anarchiste ? Réflexions sur Nietzsche et d’autres. (1)

NIETZSCHE, Friedrich Wilhelm (1844-1900)COLSON, DanielPEREIRA, Irène (1975 - )COSTANTINI, Flavio (1926-2013)

Le 27 juillet 2005, une participante de la liste de discussion "recherche sur l’anarchisme", Irène Pereira, posait un certain nombre de questions à Daniel Colson, auteur de plusieurs écrits sur l’anarchisme, dont on peut consulter la bibliographie sur le présent site.
La question posée est importante : au-delà d’un mouvement, peut-on concevoir une philosophie anarchiste du monde ? Cela signifierait qu’il peut exister des conceptions anarchistes en dehors d’un mouvement historique, lié à la pensée occidentale. Mais on peut alors se demander si le courant anarchiste se doit d’adopter cette vision ou s’il peut, comme il l’a toujours fait, conjuguer ses perspectives à des philosophies très diverses, du moment qu’elles ne contredisent pas sa lutte contre toutes les formes de domination.
D’où l’intérêt de ce débat
Ronald Creagh

Irène Péreira, 20 juillet 2005
Monsieur,
J’avais lu, il y a déjà quelques temps, [votre article paru dans la revue « Réfractions »
Daniel Colson. "Lectures anarchistes de Spinoza Réfractions, n°2
Je n’ai ni la compétence, ni la prétention, de pouvoir vous donner un avis sur votre article. Néanmoins étant donné la sympathie que m’inspirent vos travaux, ainsi que l’intérêt que j’éprouve pour le renouveau de la pensée spinoziste, je me permets de vous faire part de quelques questions suscitées en moi par la lecture de votre article.
Il va s’en dire que votre article manifeste une réflexion et une maîtrise des auteurs auxquels vous vous référez que je ne saurais prétendre posséder. Néanmoins pour ne pas vous ennuyer avec un texte trop long, je me limiterais à vous poser quelques questions sur des points qui me posent problèmes.
Vous reprochez aux lectures marxistes, et en particulier à Negri, de
conduire sous leur apparence libertaire à un despotisme. Ce reproche est le reproche classique que nous faisons, nous anarchistes, aux marxistes. Celui selon Bakounine de vouloir organiser les masses afin de s’emparer de la puissance politique. Une telle conception est soutendue selon Bakounine par la conception de la science de Marx qui l’amène à croire qu’il peut saisir l’être même des choses. Néanmoins, je me demande dans quelle mesure cette tendance des marxistes ne trouve pas matière à s’exprimer dans certains éléments de la philosophie de Spinoza que l’on retrouve dans celle de Deleuze. En particulier ne faut-il pas voir dans la prétention de Deleuze
et de Negri à constituer une ontologie, une prétention à saisir l’être en tant qu’être c’est à dire suivant l’objection de Bakounine une prétention à saisir l’absolu. Ne serait-ce pas ce à quoi Nietzsche échappe contrairement à Spinoza ?

Mais à contrario, la pensée de Nietzsche, et de manière générale des
Nietschéens tel que Foucault et Deleuze, ne pose-t-elle pas des
difficultés d’articulation avec l’anarchisme. La question que je me pose est celle de savoir si une pensée nietzschéenne est compatible avec la revendication de justice sociale qui caractérise l’anarchisme, n’est-elle pas une esthétique de dandy réservée à une élite ?
Il me semble qu’alors qu’avec Nietzsche et Deleuze nous avons des éthiques "sans autrui", au contraire chez Spinoza, il y a une sorte d’universalité qui se met en place et que traduit par exemple l’affirmation selon laquelle "rien n’est plus utile à l’homme que l’homme".
En effet, ce que j’ai du mal à comprendre, c’est comment vous articulez une pensée aristocratique comme celle de Nietzsche, une pensée de la différence comme celle de Deleuze qui me paraît parfois être « un monde sans autrui » et la « démocratie » anarchiste. Par exemple dans le Petit lexique philosophique de l’anarchisme, vous réhabilitez le sens commun alors même
que paradoxalement vous faites une critique quasi mystique du langage et que d’autre part Deleuze dans Différence et Répétition fait une critique sévère de la notion de sens commun. De même, on peut s’interroger sur la possibilité de concilier la raison et la multiplicité, la vérité et le perspectivisme ou la singularité et les prétention à une "universalité" de l’anarchisme.
Par conséquent faut-il opposer comme vous le faîtes éthique et politique ou ne sont elles pas pour Spinoza les conditions réciproques l’une de l’autre ?
Enfin, autant il me semble qu’avec Bakounine nous sommes via Diderot proche de Spinoza, autant avec Proudhon la situation s’avère plus compliquée. Votre lecture de Proudhon et de son rapport avec Spinoza est très intéressante et ingénieuse. Néanmoins, la difficulté je crois qu’éprouve tout lecteur de Proudhon, c’est le caractère peu systématique de sa pensée. Vous faîtes une lecture Deleuzienne de Proudhon en insistant sur certains passages. C’est je pense un parti pris de lecture qui donne une unité et une cohérence à votre pensée.
J’avoue néanmoins, et ce n’est peut être que l’expression d’un sentiment personnel, que l’un des aspects que j’apprécie dans le mouvement anarchiste, contrairement au marxisme, c’est de ne pas être enfermé dans une ligne doctrinale. En d’autres termes, j’apprécie que la pensée de Bakounine, de Proudhon ou de Godwin soit issue de présupposés très différents. Ce qui signifie qu’en l’occurrence pour Proudhon, je crois qu’il n’est pas inintéressant de faire apparaître effectivement les aspérités, les éventuelles contradictions, de faire apparaître ce qu’il peut y avoir, par exemple, de kantien dans la pensée de Proudhon.
Ces quelques questions et remarques, je pense traduisent d’avantage mon ignorance et ma difficulté à intégrer des pensées qui remettent en cause les catégories admises. Il va s’en dire que votre article est tout à fait remarquable et que sa lecture est très stimulante.
En vous remerciant de m’avoir permis de m’exprimer à propos de votre texte et en espérant que vous ne trouverez pas déplacées ces quelques remarques,
Irène Pereira
P.S : Je vous signale pour information l’article que j’ai écrit sur Bakounine et la science que R.Creagh a bien voulu mettre en ligne

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Post-scriptum d’Irène Pereira
1° lettre de Daniel Colson
2° lettre de Daniel Colson