Débat : Y a-t-il une ontologie anarchiste ? Réflexions sur Nietzsche et d’autres. (2)

Un post scriptum d’Irène Pereira

NIETZSCHE, Friedrich Wilhelm (1844-1900)COLSON, DanielPEREIRA, Irène (1975 - )BECKMANN, Max

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Lettre d’Irène Pereira

Je voudrais exprimer plus clairement ce qui me pose problème dans votre
position aussi bien telle qu’elle s’exprime dans votre article que dans le
Petit Lexique.
Vous vous référez dans la tradition anarchiste principalement à Bakounine et
à Proudhon, pourtant il semble que votre inspiration soit peut être plus
stirnerienne ce qui explique votre constante référence à Nietzsche et à
Leibniz via Deleuze.
Certes j’adhère à la critique de la philosophie du sujet que fait Nietzsche
et à l’insistance sur la multiplicité qui nous constitue.
Cependant, il me semble que l’un des points communs entre Bakounine et
Proudhon qu’ils partagent aussi avec Spinoza c’est l’idée que l’individu
n’accède à la liberté qu’avec les autres, dans la société. Ce que Nietzsche,
au contraire, semble totalement refuser tant dans sa critique de la « vie
grégaire » que dans sa critique du langage qui oblitère le fait que celui-ci
constitue un monde commun partir duquel se constitue l’individualité.

Par conséquent le paradigme de l’agencement affinitaire, tel que vous le
développez vous et M.Onfray par exemple, en référence à Nietzsche me semble
renvoyer davantage à la réhabilitation de valeurs issues de l’aristocratie
qu’à une conception démocratique de l’anarchisme. Il ne faut pas oublier la
sévère critique que fait Nietzsche tend du socialisme que de l’anarchisme.
En effet, on peut se demander dans quelle mesure une telle conception ne
constitue pas une erreur anthropologique qui consiste à penser que
l’individu pourrait se constituer en dehors de toute dimension sociale et
donc politique. Erreur que l’individualisme de Bakounine reproche déjà à
l’individualisme libéral issu dans une certaine mesure de la monadologie
leibnizienne. C’est aussi me semble-t-il une des différences fondamentales
entre Bakounine et Nietzsche.
L’insistance sur la multiplicité de l’individu ne conduit-elle pas à
négliger le rapport d’interaction qu’entretiennent l’intersubjectivité
sociale et l’intersubjectivité interne à l’individu, qui fait que Proudhon
et Bakounine me semblent plus proche du « Nous que je suis et du moi que
nous sommes » de Hegel que de la monade sans porte et ni fenêtre de Leibniz.
Il me semble donc que Proudhon ne part pas seulement de l’idée que
l’individu est un groupe, un collectif, mais aussi que l’individu est
constitué à partir de la communauté sociale, à partir d’un "nous". Le
différent se constitue sur un fond commun pré-individuel et c’est pourquoi
il peut y avoir à la fois singularité et communication.
Là où je m’accorde avec vous c’est sur l’idée que l’action révolutionnaire
doit être pensée comme une expérimentation collective qui n’est pas à
concevoir sur le modèle du Grand Soir, mais qui est constamment réactivée
dans les luttes politiques collectives, dans la création de nouveaux modes
de vie en commun…. Par conséquent, éthique et politique ne peuvent être
disjointes, contrairement à ce que semble induire le Foucault du Souci de
soi, dans la mesure où la transformation de soi implique la transformation
de la société et la transformation de la société implique la transformation
de soi, les deux ne pouvant être pensés l’un sans l’autre.
Mais peut être ma critique ne révèle-t-elle pas une divergence de positions,
mais peut être seulement une mécompréhension de ma part de votre position,
ainsi qu’une méconnaissance des philosophes sur lesquels vous vous appuyez.
Cordialement,
Irène Pereira
Comme le souligne A.Thévenet, « A propos du petit lexique », Réfractions n°8
« J’entends cette liberté de chacun, qui loin, de s’arrêter comme devant une
borne devant la liberté d’autrui, y trouve au contraire sa confirmation et
son extension à l’infini ; la liberté illimitée de chacun par la liberté, la
liberté par la solidarité, la liberté dans l’égalité. » (Bakounine, « La
commune de Paris et la notion de l’Etat, 1870 », in Oeuvres, IV )
« Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui
m’entourent, hommes et femmes, sont également libres. La liberté d’autrui
loin d’être une limite ou la négation de ma liberté, en est au contraire la
condition nécessaire et la confirmation. Je ne deviens vraiment libre que
par la liberté des autres de sorte que, plus nombreux sont les hommes
libres qui m’entourent et plus étendue et profonde devient ma liberté. […]
Je ne peux me dire vraiment libre que lorsque ma liberté, ou ce qui veut
dire la même chose, lorsque ma dignité d’homme, mon droit humain, qui
consiste à n’obéir à aucun autre homme et ne déterminer mes actes que
conformément à mes convictions propres, réfléchis par la conscience
également libre de tous me reviennent confirmés par l’assentiment de tout le
monde. Ma liberté personnelle ainsi confirmée par la liberté de tous s’étend
à l’infini ». (Bakounine, « L’empire knouto-germanique », 1871, in Oeuvres I
« Au point de vue barbare, liberté est synonyme d’isolement. […] Au point de
vue social, liberté et solidarité sont des termes identiques : la liberté de
chacun rencontrant dans la liberté d’autrui plus une limite, comme dans la
déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1793, mais un auxiliaire,
l’homme le plus libre est celui qui a le plus de relation avec ses
semblables ( Proudhon, « Les confessions d’un révolutionnaire pour servir à
l’Histoire de la Révolution de Février », Oeuvres complètes.)
« Rien donc de plus utile à l’homme que l’homme […] les hommes ne peuvent
rien souhaiter qui vaille mieux pour la conservation de leur être que de
s’accorder tous en toutes choses […] de s’efforcer tous ensemble tous
ensemble à conserver leur être et de chercher tous ensemble l’utilité
commune à tous ; d’où ils suit que les hommes qui sont gouvernés par la
Raison, n’appêtent rien pour eux même qu’ils ne désirent pour aussi pour les
autres hommes, et sont ainsi justes, de bonne foi et honnêtes ». (Spinoza,
Ethique, Quatrième partie, Scolie de la proposition XVIII).
« Dans la mesure seulement où les hommes vivent sous la conduite de la
raison, ils s’accordent toujours nécessairement en nature » (Spinoza,
Ethique, Quatrième partie, Proposition XXXV)
« Le bien suprême de ceux qui sont les suivants de la vertu est commun à
tous, et tous peuvent en tirer pareillement de la joie. » (Spinoza, Ethique,
Quatrième partie, Proposition XXXVI)
« Le bien qu’appête pour lui-même le suivant de la vertu, il le désirera
aussi pour les autres hommes, et cela d’autant plus qu’il aura acquis une
connaissance plus grande de Dieu. » (Spinoza, Ethique, Quatrième partie,
Proposition XXXIV)
« L’homme qui est dirigé par la Raison, est plus libre dans la Cité où il
vit selon le décret commun que dans la solitude où il n’obéit qu’à lui-même.
 » (Spinoza, Ethique, Quatrième partie, Proposition LXXIII).
Voir par exemple la Neuvième section de Par delà le bien et le mal, « Qu’est
ce qui est noble ? »
Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, « La conscience de soi »
Je pense qu’il y a peut être quelques idées intéressantes dans le concept
d’expérimentation du pragmatisme américain, en particulier chez Dewey, et
dans son refus des dualismes.

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1° lettre de Daniel Colson
2° lettre de Daniel Colson