SHALAZZ. "Terre libérée, Luynes (Indre-et-Loire), 1923-1949".- 04. Terre Libérée, historique
"Centre libre de Pratique Végétalienne. Oeuvre de Retour à la Terre, de Régénération et de Libération individuelle"
communautés et milieux libresIndre-et-Loire (France) Terre libérée, Luynes (Indre et Loire)SHALAZZTerre Libérée, Luynes, 1923-1949.
Chapitres précédents
– 01. Anarchisme, illégalisme et végétalisme
– 02. Le projet d’une cité végétalienne
– 03. Terre Libérée, les buts
Terre Libérée, historique
L’aventure débute à la fin de 1923, Louis et Clémence Rimbault parcourent la Touraine pendant un mois pour trouver "la terre féconde". A la même période, une grande conférence publique est organisée à Paris en novembre. Intitulée "Le meilleur chemin de la libération", elle accueille comme orateur Han Ryner pour disserter de la "libération morale", le Dr Legrain pour la "libération physique" et enfin Rimbault pour la "libération économique".
C’est à Luynes, un village proche de Tours que s’installe la cité végétalienne. Un terrain situé au lieu dit « Le Pin » à 2 km 500 du village de Luynes est acquis pour 16000 frs de l’époque. Implantée sur une des parties les plus élevées, du pays la colonie comprend dix hectares de bonne terre (dont 2 ha de vignes et 6 de terres cultivées ou prés cultivables) situés sur un coteau abrité des vents par une ceinture de bois de sapins et de châtaigniers. Il y a de nombreux arbres fruitiers et un petit ruisseau passe à l’extrémité de la propriété qui comprend en outre plusieurs pièces d’eau et un bon puits. Des bâtiments d’une ancienne ferme seront "à remanier selon la conception architecturale et artistique propres à une vie rationnelle et vraiment libératrice" [1], "une architecture nouvelle, des Cités et de l’habitat, cadrant avec une vie harmonieuse ne polluant plus l’atmosphère, ne souillant plus la source" [2]...
Les pionniers partent le 18 février 1924. Sur Paris, des réunions se tiennent tous les mardis soirs au siège de la S.E.T.E.G. (Société d’Etudes Techniques et d’Enseignement Général), une société créée par Rimbault et installée à son ancien domicile à Paris, rue Pelleport. Tours n’est pas en reste car dès 1924 et pour une dizaine d’années, Rimbault fait des causeries éducatives sur la Santé à l’Hôtel de Ville. Enfin, des visites sont organisées à Terre Libérée tous les jours avec des démonstrations pratiques culinaires végétaliennes. C’est la camarade Gaby, auteure de nombreuses recettes végétaliennes, parues notamment dans le Néo-Naturien, qui tient la cuisine...
Après quelques mois d’existence, un premier bilan annonce la venue de 150 visiteurs (Luynes est relié journellement à Tours par un tramway). Des déjeuners sont servis chaque dimanche aux voisins les plus immédiats. Et pendant les fêtes du 14 juillet, les boys-scouts naturiens de Tours ont campé à TL. Terre Libérée peut se féliciter des bienfaits qu’elle apporte : "Les pionniers qui sont partis, après le temps qu’ils pouvaient consacrer, étaient en parfait état de santé ; leurs corps bronzés à l’extrême, leur mine épanouie" [3] Du côté des cultures, Terre Libérée est en mesure de répondre aux commandes en raisin, pommes, noix et poires. Des essais de fabrication de jus de fruits devraient être tentés.
Après 10 mois de vie, un second bilan est un peu plus amer... Le nombre de visiteurs s’élève désormais à 300 mais les premières querelles font leur apparition. Des demandes de remboursements et des menaces de poursuites judiciaires de certains coopérateurs... Les premiers problèmes financiers... Les premiers racontars... Il est vrai que Rimbault a la langue bien pendue, souvent franc et direct (comme en témoigne sa correspondance avec Armand). Et qu’il a sans doute tendance à se mettre en avant... comme le montre l’article du Néo-Naturien où est tenu le bilan : « Nous avons eu à déplorer un accident de travail survenu à Louis Rimbault et qui a failli le priver de la main droite. Il n’a dû qu’à ses connaissances en pratique médicale, à son audace, par une opération sauvage qu’il tenta sur lui et aussi par l’énergique décision qu’il prit de partir seul, en pleine fièvre, pour gagner à temps la clinique parisienne où il fut par deux fois opéré de sauver sa main »« [4] !
Outre les querelles autour de Terre Libérée, les "théoriciens" et praticiens du végétalisme se brouillent : Rimbault critique vertement la sortie du Végétalien (décembre 1924), nouveau journal de Georges Butaud et Sophia Zaïkowska, qui ferait concurrence au Néo-Naturien. Dans les colonnes de ce dernier, s’adressant à Le Fèvre, Rimbault écrit : "Que penses-tu de ce coup de poignard dans les reins du Néo-Naturien qui criait au secours ?" Du coup, Rimbault se coupe du soutien du Végétalien et de ses auteurs : jamais un article de Rimbault ou sur Terre Libérée n’y figurera. La camarade Gaby alimente elle aussi le différent par des considérations plus...alimentaires : elle réfute le terme innovant de Butaud de "crudivégétalisme" et attaque indirectement Butaud et Zaïkowska en accusant leur salade "Niçoise" de n’être qu’une basconnaise sabotée ! Henri Le Fèvre, lui, écrit : "Le Végétalisme, mouvement naissant, est déjà rongé par des questions de personnalités"...
Malgré tout, Terre Libérée continue son chemin. Déçue du peu d’attrait qu’elle suscite pour les "forts", la cité accueillera donc les "rescapés". Un préventorium végétalien pour les enfants, les malades, les surmenés et les convalescents est créé. Pour les biens portants, les repas réparateurs sont toujours de mise. A l’extérieur, Terre Libérée adhère en 1926 à l’A.P.A. (Association Paysanne Anarchiste) créée autour du journal l’en-dehors et administrée par Armand. Elle continue à faire parler d’elle dans l’en-dehors, la parution du Néo-Naturien étant de plus en plus aléatoire et les relations entre Rimbault et Le Fèvre de plus en plus tendues.
En décembre 1926, coup dur à la cité, Clémence Rimbault, la compagne et première épouse de Louis meurt. Malade depuis plusieurs années, Clémence ne s’était guère remise du traumatisme subi lors de l’affaire des "Bandits Tragiques" (à l’arrestation de Rimbault, le domicile avait été assiégé, gazé puis perquisitionné et Clémence vivement interrogée). Elle décède des suites d’une tuberculose.
Et à partir de 1927, Rimbault note une certaine désaffection de la cité. Les relations avec Armand se brouillent elles aussi : certaines communications de TL ne sont pas insérées dans l’en-dehors, Armand refuse de vendre une brochure sur le tabac, Rimbault lui reproche de cultiver le vice, etc. Pourtant l’activité à Luynes se poursuit, au moins jusqu’en 1933 : parution et diffusion de brochures, conférences un peu partout (et notamment en 1928 une conférence publique et gratuite sous les auspices de la Société Végétalienne de France à la Mairie du VIe à Paris intitulée « Les origines de la vie humaine révélées par la pratique du végétalisme intégral. La vie à Terre Libérée »), des visiteurs continuent à passer (200 en 1929) et de nombreuses correspondances se nouent "avec les camarades plus spécialement attachés à la terre où susceptibles de s’y attacher (...) nos méthodes de culture, basés sur notre méthode de vie végétalienne sont discutées et commentées avec fièvre" . TL "existe par ses propres moyens, vit dans l’abondance sans un sou de dette" [5].
Le bilan de l’année 1931 paru dans l’en-dehors résume ainsi l’activité, diversifiée et dynamique (du moins selon ses auteurs) de Terre Libérée : "Eugénisme, nudisme laborieux, vie sans jalousie, pédagogie instruite du fait vécu, pratique des artisanats bienveillants sans le secours de la machine ni des matériaux neufs, études médicales d’action préventive, lutte contre le stupéfiant par des actions publiques, conférences publiques et gratuites sur la santé, recherches sur les plantes alimentaires sauvages" [6].
Mais un dernier événement vient mettre un frein définitif à toutes ces activités : en septembre 1932 "un accident pénible survenu au cours d’une leçon de construction de bâtiment (...) valut à LR de perdre l’usage des membres inférieurs et du bassin". Rimbault restera paraplégique jusqu’à sa mort. Hormis le tragique de l’accident, le récit cocasse qui en est fait mérite d’être rapporté ici. L’accident est survenu à cause d’un élève distrait et maladroit qui quelques lignes plus loin s’avère être "un Russe blanc, fasciste, mystique, fanatique qui se sauva après l’accident" [7]. De bien curieuses fréquentations pour un lieu anarchisant... Bien des années plus tard, l’accident est devenu, des propos de Rimbault "un attentat anticommuniste [qui] devait me laisser pour mort en septembre 1932 et se faire cause occasionnelle de mon « allongement » définitif. Malgré cela, ce sera porté sur manucycle et stylaut ma douloureuse infirmité que je continuerai d’assurer la direction technique de cette école naturarchiste – la seule au monde – portant enseignement d’hygiène de la conscience, par la possible surveillance, pour chacun y collaborant, du retentissement, économique et social – et donc moral – de ses journalières actions" [8]. En 1933, Rimbault est moins ambitieux. Il se propose alors de vendre le lieu à qui voudraient en faire un lieu de camping, de repos ou de soins naturistes ou encore d’études libératrices de l’individu. D’autant que la même année, sa compagne, la fameuse Gaby l’abandonne et part avec sa fille (Solange ?). " Je me dois de déclarer pour, un peu, de la défense de ma compagne, qu’elle fut victime, facile, des manœuvres « enveloppantes » ayant pour but mon abandon et la ruée sur le domaine et son contenant (qui s’organisaient de pair), œuvre d’un voisinage hostile au « beuveur d’eau » et de « l’homme qu’écrit », mais, lui-même, ce voisinage manœuvre par les industriels du malheur et les riches capitalisants, ces mendiants puissamment organisés, auxquels nous refusions, exemplairement, l’aumône" [9].
Ces témoignages de Rimbault laissent à penser que l’ambiance à Terre Libérée n’est pas celle qu’il voulait laisser paraître jusqu’ici : querelles internes et difficultés de voisinage sont au rendez-vous. Pourtant, malgré la tentative de vente et les difficultés, Rimbault continue à vivre (seul ?) à Luynes. Il rédige son autobiographie : "300 pages émouvantes et documentaires sur la vie tragique des guides de l’humanité", où il revient notamment sur l’affaire des "Bandits tragiques". Plusieurs brochures paraissent encore. Et puis Rimbault se marie à nouveau en mars 1938 : curieuse idée pour un ancien anarchiste individualiste ? Il ne se laisse pas démonter et il justifie son acte ainsi "Le mariage n’est qu’une simple formalité de prudente garantie contre l’exaction des hommes et de leurs lois" [10]... L’heureuse élue est Léonie Pierre, dont la description faite par Rimbault laisse perplexe : "une jeune fille orpheline, que Clémence Rimbault et moi avions recueillie, puis relevée des malheureuses conséquences d’un hérédité de noceurs alcooliques. Et cela se continuera par mes soins, et de 23 ans de constante observation de cette arriérée, mais qui, de tout ce temps, s’était appliquée, avec une constance rare – chez un pauvre être qui aurait dû en être privé – à prouver la bonté de cet adage qui veut « qu’un bienfait ne fut jamais perdu », en s’attachant, dès 1927, à ma vie autant que j’avais consenti par l’étude et le fraternel appui à lui apporter dans la lutte pour la vie, à me donner au réveil de son esprit, malgré l’incurabilité officiellement déclarée et avec un succès qui permit au tant regretté docteur Legrain de classer le fait dans la nomenclature des « guérisons célèbres » [11]...
Pendant la guerre, de nombreux amis vinrent vivre avec eux. En particulier au moment de l’exode de juin 40, ils accueillent une vingtaine de personnes. Dans le voisinage, tout cela fait jaser : "nous recevions des « ceusses qu’on ferait bien de renvoyer manger du pain dans leu pays » ; des « bous à rin » ; des « espions » et moi-même « un mangeur d’herbe trop feignant pour gagner son tabac » ; « anarchisse de la bande à Bonnot », etc." La guerre puis la collaboration aidant, les relations avec l’entourage ne s’arrangent guère. Rimbault subit plusieurs "attentats" du voisinage : menaces de mort, dévastation de récoltes, vols de matériaux et outillage et parfois règlement de comptes qui en viennent aux mains. "un lâche et sauvage attentat de plus – le 4ème – ayant pour objet de retourner mon manucycle les roues en l’air, Ninette s’y opposant en faisant face à l’aggresseur (une brute soûlarde bien choisie pour s’être déjà fait la main sur l’assassinat de sa femme, mère de famille de 6 enfants), brave Ninette fut seule blessée, à coups de poings, mais sans autre conséquence que devenir sourde de l’oreille droite." [12] D’un côté, on le surnomme le "boche" pour n’avoir pas souscrit à l’édition du portrait de Pétain, de l’autre, Terre Libérée est perquisitionné après une dénonciation pour dépôt d’armes.
Enfin, "A l’avance américaine et F.F.I., un véritable « cordon sanitaire » [...] devait s’établir avec menaces de mettre feu à nos « cabanes » - de très jolies et fort confortables constructions – par moyen de poteaux, haut de 3 mètres, scellés en terre au bord des routes nous avoisinant, et portant inscriptions en vernis noir sur panneaux de bois, de 60*50 environ, nous désignant nominalement, le nom suivi de la croix gammée avec flèche montrant direction du lieu à une meute hurlante soûlée à souhait pour nous faire un mauvais parti. Le flot montant devait cependant cesser de déferler par l’audacieuse et courageuse entreprise dont Ninette Rimbault, ma seconde épouse, pris initiative d’abattre les poteaux indicateurs et les brûler, pendant qu’armé seulement d’une trique, je tenais tête aux plus hardis aboyeurs quoique ne pouvant bouger de mon manucycle." [13]...
Dans les dernières lettres que Rimbault écrit à Armand et dont sont extraits ces récits mouvementés, on voit que ce "guide d’humanité" ne perd rien de sa véhémence ni de sa mégalomanie. Il paraît même de plus en plus farfelu. Il garde sa verve critique (il traite à plusieurs reprises Armand de "chameau") et il est toujours préoccupé par ses sujets favoris comme le tabac... Il meurt à 72 ans le 10 novembre 1949 et est enterré à Luynes. Sur sa tombe on peut toujours lire :
Fondateur de Terre Libérée_ Ecole de pratique végétarienne_ A qui il consacra sa vie dans le but_ d’une régénération sociale
Le végétalisme de Louis Rimbault
Auteur d’une série d’articles dans le Néo-Naturien, Rimbault écrit également plusieurs brochures dans l’entre-deux-guerres. Il y expose à chaque fois sa conception du végétalisme, les raisons de s’y adonner et les moyens de le faire.
Reprenant des arguments traditionnellement développés dans les milieux libertaires pour le végétarisme au début du siècle, il justifie son végétalisme sur plusieurs plans. D’un point de vue éthique, bien sûr, il rappelle la cruauté humaine envers les animaux et leur abattage, "surmené, harassé, affamé, maltraité, terrorisé". Il rappelle le peu d’hygiène de cette viande de mauvaise qualité dû à l’élevage de l’animal, "toujours nourri, engraissé artificiellement au moyen de produits infects, nocifs, dangereux" et aussi au stress de son abattage. Il reprend des explications physiologiques classiques, tel le fait que le système digestif de l’homme est celui d’un frugivore, en développe d’autres plus poussées, comme la toxicité de la viande, pleine des poisons sécrétés par le corps.
Enfin, il ajoute l’argument économique du régime végétarien moins coûteux. Pensons à toutes ces cultures, comme les vignes, les céréales (pour le tabac et l’alcool) "malfaisantes, nuisibles, homicides", au commerce "nécrophage" ! Autant de faux besoins, de non-aliments qui coûtent tant "de peine, de privation, d’esclavage, de misère et de souffrance pour ce seul résultat : la dégénérescence de l’humanité !" [14]. Car plus que le simple coût quotidien d’une "alimentation sanglante", celle-ci est cause d’une "dégénérescence de la race" sur plusieurs générations. "Le café et la viande compromettent une race, au bout de quatre générations (trois, disent certains auteurs) (...) Une génération de travailleurs qui a mangé de la viande, usé de toxiques, de produits industrialisés, de produits concentrés, a changé l’état colloïdal de son sang et altéré sa puissance physique et son pouvoir intellectuel et moral, et rien ne prouve que l’on pourra remonter cet état de déficience !" [15]. Après le développement des idées, voici venu la passage nécessaire et vital à la pratique : "Syphilis, tuberculose, cancer, encéphalite léthargique, alcoolisme, cocaïnisme, morphinisme, tabagisme, caféïsme, etc., voilà le résultat de quelques milliers d’années consacrées au triomphe des "idées" – peut-être – mais certainement au détriment de l’individu, qui entraîne la bête dans sa dégénérescence, dans sa perversion, dans sa course vers la mort" [16]...
Rimbault utilise aussi un argument moins courant : l’homme primitif aurait été végétalien [17] : végétalien mais surtout refusant "tous désirs les diminuant dans leurs facultés sensibles". Bien sûr, il n’est pas question de revenir à "l’état intellectuel primitif" mais de s’inspirer d’une vie alimentaire rationnelle, saine et naturelle qui permet une vie libre et harmonieuse.
Pour cela le végétalien s’appuie sur la médecine et la science. Mais Rimbault est très critique quant à ces dernières. Il attaque la médecine curative, qui se contente de faire des constatations et d’enseigner comment l’on meurt et non comment l’on vit. "Le médecin, lui aussi "industrialisé", est intéressé à ce que les maladies soient fréquentes, l’état sanitaire défectueux et la mentalité des individus absurde et exploitable à merci" [18]. Pour lui, la maladie est "un état de fièvre réagissant contre le mal enfin constitué ou sur le point de l’être" [19] . Elle n’est que l’aboutissement du "vice de mal vivre" [20]. Il propose une médecine préventive et en lutte contre ces modes de vie néfastes par un enseignement large de la thérapeutique végétalienne. En effet, le végétalien est "le type du bien-portant par excellence" [21]. Sa prescription est donc de s’établir tous hygiénistes et tous végétaliens et de proclamer la fin des médecins, guérisseurs et hygiénistes... De sa critique de la médecine découle une critique de la science officielle qui "a prôné et édifié des croyances, des lois, des morales, des dogmes, des politiques" [22]. Surtout, Rimbault répugne à céder à l’"abstraction laboratoriale", propre à bien des scientifiques. Pour lui, il s’agit bien de poursuivre ses expérimentations pour progresser vers une "libération immédiate".
Moyen de libération individuelle comme de régénérescence de l’humanité entière, le végétalisme est conçu comme la solution, le but ultime à atteindre. Il faut donc répandre non pas le végétarisme mais le végétalisme qui "ne conçoit pas qu’on évolue à moitié" [23]. C’est-à-dire qu’on ne consomme ni viande, ni lait, ni beurre, ni fromage ou oeufs. Mais également que l’on renonce, du moins dans la vision de Louis Rimbault à de nombreux autres aliments toxiques comme le café, le thé, le vin, le tabac, etc. Son végétalisme n’est pas seulement une astreinte alimentaire mais implique tout une hygiène de vie.
La vie saine implique également la vie au grand air, à la campagne, le retour à la terre. Comme l’écrit un des soutiens de l’entreprise : "il faut ramener l’individu à la possession du sol", car la disparition de l’artisan et du petit cultivateur signe la fin de la possibilité de vivre indépendant. Il faut "ramener les humains à l’amour de la terre" [24] non seulement car elle assure une certaine indépendance mais également pour faire des cultures saines. "Quelques hommes clairvoyants ont cependant réagi, et, de cette situation, presque désespérée, est né, sous leurs efforts et l’exemple de leur vie saine, bienveillante et logique, LE VEGETALISME régénérant physiquement, moralement les hommes, EN LIBERANT LA TERRE DE SES MAUX" [25]. A Terre Libérée - on ne cultive que fruits et légumes, bien sûr - des expérimentations ont lieu, ressemblant probablement à ce que l’on nommerait aujourd’hui culture biologique : "ces essais d’apport de terres variées, en matière de jardinage, ont donné des résultats encourageants par l’excellence et l’abondance des productions, curieuses, obtenues par ce moyen, bien naturel, de traiter la terre qui ne recevra donc pas le fumier des écuries esclavagistes, contaminantes et encore moins l’engrais chimique" [26].
Notons également que persiste chez Rimbault le refus de l’industrialisation, refus commun à un certain nombre d’anarchistes et de naturistes, et contrairement à la mouvance socialiste, désormais acquise à la modernité industrielle : "Terre Libérée a enseigné toutes les techniques utiles à la vie rationnelle, libre et solidaire, sans le recours de la machine et des matériaux neufs, afin qu’un homme puisse vraiment se libérer sans le secours des moyens coûteux de la technique industrielle contemporaine"
Végétalisme, retour à la terre, nudisme également, pour Rimbault, tout tourne autour de la recherche d’une vie saine et rationnelle. Mais son discours ne se limite pas à un discours alimentaire, hygiéniste, médical et eugéniste. C’est aussi un discours qui se veut émancipateur, puisque le végétalisme seul peut permettre d’atteindre une autonomie individuelle et une meilleure organisation sociale (par la suppression de faux besoins). C’est "une conception nouvelle de vie rationnelle, utile, libre et fraternelle". C’est un discours qui invite à la désertion du système de production et consommation capitalistes. Prenons par exemple la brochure sur les plantes sauvages alimentaires : il s’agit de donner les moyens à chacun de "se nourrir gratuitement et plus sainement". Cette brochure présente ainsi un grand nombre de plantes alimentaires et médicinales que chacun peut trouver sur sa route. Chaque végétalien se devant bien sûr de semer et planter sur son chemin ses graines et ses savoirs auprès des "misérables", "pauvres vieux abandonnés" et "journaliers malheureux" [27]... On retrouve également dans les brochures la suggestion que si la cuisine végétalienne prend du temps pour sa préparation, ce temps est toujours moindre qu’une journée passée à trimer au travail pour se payer une alimentation toxique... Rimbault continue donc à prôner l’évasion, du salariat mais aussi de tout un mode de vie.
Médecine naturelle, alimentation végétalienne et bains de soleil. Le bilan de l’année 1931 paru dans l’en-dehors résume ainsi Terre Libérée : "Eugénisme, nudisme laborieux, vie sans jalousie, pédagogie instruite du fait vécu, pratique des artisanats bienveillants sans le secours de la machine ni des matériaux neufs, études médicales d’action préventive, lutte contre le stupéfiant par des actions publiques, conférences publiques et gratuites sur la santé, recherches sur les plantes alimentaires sauvages" [28]
Le végétalisme permet finalement à Rimbault de mêler individualisme, anarchisme et naturisme dans la justification et la poursuite de son projet...
Suite :
– 05. Des anarchistes, des naturistes, des végétaliens...
– 06. Anarchisme, révolution et évasion
[1] "Extrait des dispositions générales sur le fonctionnement de la Cité Végétalienne "Terre Libérée", Le Néo-Naturien, n° 15, décembre 23-janvier 1924
[2] RIMBAULT L., "Libération économique", Le Néo-Naturien, n° 16, février 1924
[3] "L’action de "Terre Libérée"", Le Néo-Naturien, n° 19, juillet-août 1924
[4] Deux mots de « Terre libérée » », Le Néo-Naturien, n° 20, janvier-février 1925
[5] Lettre à Armand, non datée (sans doute 1929-1930), I.F.H.S., Fonds Armand, 14 AS 211
[6] "Terre Libérée", l’en-dehors, n° 222-223, 15 janvier 1932
[7] "Terre Libérée", l’en-dehors, n° 266, mi-janvier 1934
[8] Lettre de Rimbault à Armand, 20 mars 1945, I.F.H.S., Fonds Armand, 14 AS 211
[9] Ibid.
[10] Voir la carte d’annonce du mariage, I.F.H.S., Fonds Armand, 14 AS 211
[11] "Lettre de Rimbault à Armand, 20 mars 1945, I.F.H.S., Fonds Armand, 14 AS 211
[12] Ibid.
[13] Ibid.
[14] RIMBAULT Louis, "Le Problème de la viande", Le Néo-Naturien, n° 4, avril 1922
[15] Ibid.
[16] RIMBAULT Louis, "Appel", Le Néo-Naturien, n° 15, décembre 1923-janvier 1924
[17] RIMBAULT Louis, Les Origines de la Vie humaine révélées par la pratique du NATURISME intégral : le VEGETALISME, Largentière, 1929, 28 p.
[18] RIMBAULT Louis, "Le Problème de la viande", Le Néo-Naturien, n° 3, mars 1922
[19] RIMBAULT Louis, Les Secrets bienfaits de la maladie. Les Soins reléguant médecine et médecin, Orléans, La Laborieuse,
[20] Ibid.
[21] Ibid.
[22] RIMBAULT Louis, Les Origines de la Vie humaine révélées par la pratique du NATURISME intégral : le VEGETALISME, Largentière, 1929, 28 p
[23] RIMBAULT Louis, "Le Problème de la viande", Le Néo-Naturien, n° 12, juin-juillet 1923
[24] TROUSSET Auguste, "L’Aurore", Le Néo-Naturien, n° 15, décembre 23-janvier 1924
[25] RIMBAULT Louis, "Appel", Le Néo-Naturien, n° 15, décembre 1923-janvier 1924
[26] Article de L. RIMBAULT, novembre 1929, I.F.H.S., Fonds Armand, 14 AS 400
[27] RIMBAULT Louis, Plantes Sauvages Alimentaires, Luynes, Septembre 1937, 16 p.
[28] "Terre Libérée", l’en-dehors, n° 222-223, 15 janvier 1932