PEREIRA, Irène. Compte rendu de l’ouvrage de Tomás Ibáñez, Fragments épars pour un anarchisme sans dogmes, Rue des cascades, 2010, 385 p.

Philosophie. PostmodernitéPhilosophie. Anarchisme : témoignages, conceptions, questionnements, réflexions, philosophies, théoriesPEREIRA, Irène (1975 - )IBÁÑEZ, TomásPhilosophie. Relatif (relativité, relativisme)

Les textes publiés par les éditions Rue des Cascades s’échelonnent de 1962 à 2009. Ces divers articles donnent une image à la fois de certaines des évolutions et des constantes de la pensée d’un acteur du mouvement anarchiste qui fut en particulier l’un des fondateurs de la Liaison des étudiants anarchistes dans les années 1960.

Présentation du recueil :

Les premiers textes de ce recueil sont marqués à la fois par l’influence de l’existentialisme de Camus, « La vie absurde » (1963), et par l’affirmation d’un nécessaire renouvellement de l’anarchisme : « La révolution de papa est morte » (1964) ou encore « La CNT a un brillant avenir derrière elle » (1979). Il est possible également, même si le texte est plus tardif, de noter la présence d’un article (p.273- 282) daté de 2005 où l’auteur revient sur son rôle dans la conception du « A » cerclé comme symbole de l’anarchisme.

Les articles qui suivent mettent en évidence un désir de défendre une conception non-dogmatique de l’anarchisme, un point de vue qui ferait prendre à l’anarchisme le tournant du relativisme postmoderne et le détacherait de ses racines liées à la modernité. C’est particulièrement le cas des articles intitulés : « Et après la mort de Dieu…quoi ? », « Toute la vérité sur le relativisme authentique » ….

D’autres articles s’attachent plus particulièrement à effectuer des critiques de points particuliers de l’anarchisme. Sont ainsi traités : les rapports de l’anarchisme à la question du pouvoir – « Pour un pouvoir politique libertaire » -, la critique postmoderne de la notion de révolution – « Adieu à la révolution », la critique de la notion de démocratie – « L’incroyable légèreté de l’être démocratique », « Au-delà de la démocratie » - , la critique de la notion de centre – « Sisyphe et le centre » -, la critique de la technique – « Technologie et émancipation sociale : un paradoxe », la critique d’une culture libertaire – « La culture libertaire ? Non merci ! ».
Certains textes s’intéressent en particulier à effectuer le bilan de ce qui doit être dépassé et de ce qui peut être conservé de l’anarchisme : « Installé dans le provisoire et le changement… », « L’anarchisme est-il actuel ? », « Points de vue sur l’anarchisme (et aperçus sur le néo-anarchisme et le postanarchisme) »… Les conclusions que l’auteur tirent de l’actualité de l’anarchisme sont en définitive liées à ses analyses des transformations sociales actuelles qui lui semblent consacrer l’émergence d’une société postmoderne : « Les nouveaux codes de la domination et des luttes ».
L’auteur s’attache ainsi de manière malicieuse dans « L’anarchisme se conjugue à l’imparfait » à noter ce qui lui paraît constituer des paradoxes de l’anarchisme.
En définitif, si l’anarchisme a encore une actualité pour l’auteur, il se trouve dans son caractère anti-dogmatique et relativiste qui doit même nous conduire à envisager l’anarchisme comme un courant historiquement déterminé qui est né à un certain moment de l’histoire et dont les aspirations et les valeurs pourraient bien disparaître également dans le futur.

Quelques remarques : Anarchisme, vérité et postmodernité

Si je partage la position anti-fondationaliste de Tomás Ibáñez et si je considére que ce point caractérise l’anarchisme, je ne peux pas néanmoins me rallier à son relativisme absolu. Pour ma part, il me paraît important de rappeler à la fois comment l’anarchisme met à la base de sa pratique l’action directe et comment cette notion induit le refus de fonder l’action sur des premiers principes théoriques : an-archè, cela signifie en grec à la fois absence de principe premier et absence de principe de commandement. Mais pour autant une telle position, si elle conduisait à congédier la notion de vérité, me paraîtrait aussi dogmatique que le fondationalisme.
En effet, dire adieu à la vérité est une position classiquement considérée comme auto-réfutante : celui qui réfute la vérité affirme une vérité, « c’est qu’il n’y a pas de vérité ». Pascal pour sa part rappelle ainsi : « Nous avons une impuissance de prouver, invincible à tout dogmatisme. Nous avons une idée de la vérité, invincible à tout le pyrrhonisme ».
Certes, Tomás Ibáñez avance que cette réfutation du relativisme ne lui paraît tenir que dans la mesure où l’on oppose au relativisme le critère de vérité qui est une notion que le relativiste critique. Néanmoins, il affirme que le relativiste ne nie pas la valeur pragmatique du concept de vérité, mais en définitif que « ce qui est vrai ou ce qui est faux ne l’est qu’en fonction de nous et pour nous, la vérité est relative à nous même, elle n’a d’autre fondement que nous-même » (p.184). Cette conception de la vérité pragmatique s’oppose à ce qu’il qualifie de « vérité au sens fort » (p.178) : « si la vérité était relative à quoi que ce, elle ne serait jamais tout à fait vraie et donc ne serait pas, stricto sensus, la vérité » (p.179). Néanmoins, selon Tomás Ibáñez, l’abandon de la vérité, dans son sens absolu, ne conduit pas « à ne plus pouvoir soutenir l’irréfutabilité d’énoncés tels que les camps d’extermination nazis ont réellement existé » (p.183). En effet, « le fait de reconnaître, comme le prétend le relativiste, que ces règles sont purement conventionnelles ne nous exempte pas de les suivre si nous voulons pouvoir jouer, c’est-à-dire dans le cas présent, dialoguer et faire sens, et cela évacue l’arbitraire » (p.187).
On peut certes reconnaître à Tomás Ibáñez l’effort de tenter de développer un relativisme absolu cohérent, mais cette argumentation ne me convainc pas pour les raisons suivantes. Si nous pensons que les camps de concentration ont existé, ce n’est pas pour des simples questions de convention et de règles de jeux de langage, mais parce que nous pensons que des personnes y sont réellement mortes. Ce qui est totalement évacué ici, c’est le fait que la vérité consiste dans l’adéquation du discours à la réalité. De ce fait, la vérité est bien une notion absolue qui ne peut être relative à quoi que ce soit. En revanche, ce qui est relatif, ce sont nos justifications c’est-à-dire nos énoncés et nos arguments. La différence que nous faisons entre un auteur négationniste et un historien, c’est que nous pensons que le discours du second est plus proche de la réalité que le discours du premier. Cela ne signifie pas que le discours de l’historien est absolument vrai, mais qu’il nous paraît plus proche de la vérité. De fait, il ne me semble pas possible de se passer de la notion de vérité, entendu dans son sens fort ou absolu – comme adéquation à la réalité – , comme idéal régulateur de nos énoncés sous peine de ne plus pouvoir distinguer des degrés dans ce qu’il nous est plus rationnellement acceptable de croire. De fait, je partage tout à fait avec Tomás Ibáñez la thèse selon laquelle en revanche nos justifications sont relatives et qu’elles ont une utilité pragmatiques. Mais leur utilité pragmatique est d’autant plus grande qu’elles se rapprochent d’une représentation la plus exacte possible de la réalité c’est-à-dire de la vérité au sens fort.
Or il me semble que cette tendance du postmodernisme à éliminer la réalité et à considérer que tout est construit et que nous n’avons accès qu’à nos représentations langagières (linguistic turn) constitue la forme actuelle de l’idéalisme. Ainsi, Tomás Ibáñez explique que « il n’y a pas négation des critères éthiques mais reconnaissance qu’il n’y a pas d’autres fondement pour ces critères que celui que leur fournissent les décisions simplement humaines » (p.133) Cependant ajoute-t-il cela ne signifie pas les « ramener à notre libre arbitre », « nos pratiques et nos conventions sont contraintes par nos caractéristiques et notre histoire » (p.186). En effet, admettre à la manière de Sartre que les individus ont une capacité absolue de créer leurs valeurs, c’est admettre la transcendance de la conscience et de la volonté vis-à-vis de la nature. A l’inverse naturaliser les valeurs, c’est refuser de faire des êtres humains « un empire dans un empire », mais c’est également risquer d’ériger en faits naturels existant en soi de simples opinions relatives. Néanmoins, là aussi la position pragmatiste, à laquelle j’adhère, adopte une position originale par rapport à ce problème. D’une part, il s‘agit de refuser la dichotomie entre faits et valeurs et d’autre part de distinguer justifications et vérité. Nous ne sommes pas un « empire dans un empire », mais pour autant nos conceptions éthiques ne sont que des justifications qui sont plus ou moins proches de la vérité.

Enfin, pour terminer, il me paraît important de considérer que si on peut constater un développement de dimensions postmodernes au sein de nos sociétés, d’une part celles-ci ne caractérise par l’ensemble de notre société et il est possible également de les critiquer. Certes on peut constater le développement d’un capitalisme réseaux, mais cela ne signifie pas que le capitalisme d’entreprise industriel ait totalement disparu et soit sur le point de disparaître. De même, si l’idéologie postmoderne tend à nous faire croire que la réalité disparaît au profit du virtuel, que la flexibilité est préférable à la sécurité sociale…pour autant nous pouvons ne pas y adhérer et combattre ces conceptions. De fait, il me semble que la forme fédéraliste syndicaliste comme organisation de lutte contre la flexibilité du capitalisme actuel garde toute sa pertinence plutôt que d’épouser la forme réseau du capitalisme postmoderne.
Irène Pereira