Chapitre V : De l’attitude des partis et de leurs journaux

BELLEGARRIGUE, Anselme (18/03/1813 - c. 1869)

Chapitres précédents
Chapitre I : L’anarchie, c’est l’ordre
Chapitre II : Que la raison collective traditionnelle est une fiction
Chapitre III : Que le dogme individualiste est le seul
dogme fraternel

Chapitre IV : Que le contrat social est une monstruosité

DE L’ATTITUDE DES PARTIS ET DE LEURS JOURNAUX

La majesté du Peuple n’a pas d’organe dans la presse française.
Journaux bourgeois, journaux nobles, journaux sacerdotaux, journaux républicains,
journaux socialistes : livrées ! domesticité pure.

Toutes ces feuilles astiquent, frottent, époussettent les harnais
de quelque chevalier politique en expectative d’un tournoi, dont le pouvoir
est le prix, dont, par conséquent, ma servitude, la servitude du
Peuple sont le prix.

Excepté La Presse qui, parfois, quand son rédacteur
oublie d’être orgueilleux pour rester fier, sait trouver quelque
élévation de sentiments ; excepté La Voix du Peuple
qui, de temps à autre, sort de la vieille routine pour jeter quelques
clartés sur les intérêts - généraux,
 je ne puis lire un journal français sans ressentir, pour celui
qui l’a écrit, une fort grande pitié ou un très profond
mépris.

D’une part, je vois venir le journalisme gouvernemental, le journalisme
puissant par l’or du budget et par le fer de l’armée, celui qui
a la tête ceinte de l’investiture de l’autorité suprême
et qui tient dans sa main les foudres que cette investiture consacre. Je
le vois venir, dis-je, la flamme dans l’œil, l’écume sur les lèvres,
les poings fermés comme un roi des halles, comme un héros
de pugilat ; apostrophant à l’aise et avec une lâchetébrutale, un adversaire désarmé contre lequel il peut tout
et duquel il n’a rien, absolument rien à craindre ; le traitant
de voleur, d’assassin, d’incendiaire ; le parquant comme bête fauve,
lui refusant la pitance, le jetant dans les prisons sans savoir comment,
sans lui dire pourquoi et s’applaudissant de ce qu’il fait, vantant la
gloire qu’il en retire, comme si, en luttant contre des gens désarmés,
il risquait quelque chose et courait quelque péril.

Cette couardise me révolte.

D’autre part, se présente le journalisme de l’opposition, - esclave
grotesque et mal élevé - passant son temps à geindre,
à pleurnicher et à demander grâce ; disant àchaque crachat qu’il reçoit, à chaque coup de poing qu’on
lui applique : Vous vous conduisez mal envers moi, vous n’êtes pas
justes, je n’ai rien fait pour vous fâcher ; et discutant bêtement,
comme pour les légitimes, les invectives qui lui sont adressées
 : Je ne suis pas un voleur, je ne suis pas un assassin, je ne suis point
un incendiaire ; je vénère la religion, j’aime la famille,
je respecte la propriété ; c’est plutôt vous qui faites
mépris de toutes ces choses. Je suis meilleur que vous et vous m’opprimez
 ! Vous n’êtes pas généreux.

Ce terre-à-terre m’indigne !

Contre des polémistes pareils à ceux que je rencontre
dans l’opposition, je comprends la brutalité du pouvoir ; je la
comprends, car, après tout, quand le faible est abject, on peut
oublier sa faiblesse pour ne se souvenir que de son abjection ; or, l’abjection
est une chose irritante, comme ce qui rampe et qu’on broie sous le pied,
comme on écrase un ver de terre. Ce que je ne comprends pas dans
un groupe d’hommes qui s’intitulent démocrates et qui parlent au
nom du Peuple, principe de toute grandeur et de toute dignité, c’est
l’abjection.

Celui qui parle au nom du peuple, parle au nom du droit ; or, je ne
comprends pas que le droit s’irrite, je ne comprends pas davantage qu’il
daigne discuter avec l’erreur, à plus forte raison dois-je ne pas
comprendre qu’il puisse descendre jusqu’à la plainte et àla supplique. On subit l’oppression, mais on ne discute pas avec elle quand
on veut qu’elle meurt ; car discuter c’est transiger.

Le pouvoir est institué ; vous vous êtes donné un
maître ; vous vous êtes mis (tout le pays, par vos adorables
conseils et par votre initiative, s’est mis) à la disposition de
quelques hommes ; ces hommes usent de la puissance que vous leur avez donnée
 ; ils en usent contre vous et vous vous plaignez ?

Pourquoi ?

Est-ce que vous aviez pensé qu’ils allaient s’en servir contre
eux-mêmes ?

Vous n’avez pas pu penser cela ; qu’avez-vous dès lors àblâmer ?

La puissance doit nécessairement s’exercer au profit de ceux
qui l’ont et au préjudice de ceux qui ne l’ont pas ; il n’est pas
possible de la mettre en mouvement sans nuire d’une part et favoriser de
l’autre.

Que feriez-vous si vous en étiez investis ?

Ou vous n’en useriez pas du tout, ce qui serait renoncer purement et
simplement à l’investiture ; ou vous en useriez à votre bénéfice
et au détriment de ceux qui l’ont maintenant et qui ne l’auraient
plus ; alors vous cesseriez de geindre, de pleurnicher et de demander grâce
pour prendre le rôle de ceux qui vous insultent et pour leur passer
le vôtre ; mais que me fait à moi, Peuple, qui n’ai jamais
le pouvoir et qui, cependant, le fait ; à moi, qui paie sang et
argent à l’oppresseur, quel qu’il soit et d’où qu’il vienne,
et qui suit toujours l’opprimé de quelque façon que la chose
retourne ; que me fait à moi cette bascule qui, tour à tour,
abaisse et exalte la couardise et l’abjection ?

Qu’ai-je à dire touchant le gouvernement et l’opposition, sinon
que celle-ci est une tyrannie en surnumérariat, et que celui-làest une tyrannie en exercice ?

Et en quoi me convient-il de mépriser moins ce champion-ci que
l’autre, quand tous les deux ne s’occupent que d’édifier leurs plaisirs
et leurs fortunes sur mes douleurs et ma ruine ?

Suite
Chapitre VI : Le pouvoir. C’est l’ennemi
Chapitre VII : Que le peuple ne fait que perdre son temps et prolonger ses souffrances en épousant les querelles des gouvernements et des partis
Chapitre VIII : Que le peuple n’a rien à attendre d’aucun parti
Chapitre IX : De l’électorat politique ou suffrage universel
Chapitre X : Que l’électorat n’est et ne peut être actuellement qu’une duperie et une spoliation
Chapitre XI : Le droit d’aînesse et les lentilles du peuple français
Chapitre XII : Que ce qui fait naître n’est pas ce qui fait vivre les gouvernements
Chapitre XIII : Que démasquer la politique c’est la tuer
Conclusion