Chapitre X : Que l’électorat n’est et ne peut être actuellement qu’une duperie et une spoliation

BELLEGARRIGUE, Anselme (né le 23 mars 1813 à Montfort (dép. du Gers, France - 189.? )

Chapitres précédents
Chapitre I : L’anarchie, c’est l’ordre
Chapitre II : Que la raison collective traditionnelle est une fiction
Chapitre III : Que le dogme individualiste est le seul
dogme fraternel

Chapitre IV : Que le contrat social est une monstruosité
Chapitre V : De l’attitude des partis et de leurs journaux
Chapitre VI : Le pouvoir. C’est l’ennemi
Chapitre VII : Que le peuple ne fait que perdre son temps et prolonger ses souffrances en épousant les querelles des gouvernements et des partis
Chapitre VIII : Que le peuple n’a rien à attendre d’aucun parti
Chapitre IX : De l’électorat politique ou suffrage universel
Chapitre X : Que l’électorat n’est et ne peut être actuellement qu’une duperie et une spoliation


Cela dit, j’aborderai la question et, sans me préoccuper des
sentiments de crainte ou des rêves d’espérance qui pourraient
pousser tour à tour à mon aide ou à mon encontre les
évocateurs de la monarchie et les prophètes de la dictature.
Usant de l’inaliénable faculté que me donnent et mon titre
de citoyen et mon intérêt d’homme, raisonnant sans passion
comme sans faiblesse ; austère comme mon droit, calme comme ma pensée,
je dirai :

Tout individu qui, dans l’état présent des choses, dépose
dans l’urne électorale un bulletin politique pour l’élection
d’un pouvoir législatif ou d’un pouvoir exécutif est, sinon
volontairement, du moins à son insu, sinon directement, du moins
indirectement, un mauvais citoyen.

Je maintiens le mot sans en retrancher une syllabe.

La question étant formulée de cette sorte, je me débarrasse
tout à la fois et des royalistes qui poursuivent la réalisation
du monopole électoral, et des gouvernementalistes républicains,
qui font de la formation des pouvoirs politiques un produit du droit commun,
je tombe, par le fait, non pas dans l’isolement, ce qui, d’ailleurs, m’inquiéterait
peu, mais dans le sein de ce vaste noyau démocratique plus du tiers
des électeurs inscrits - qui protestent, par une abstention continue,
contre l’indigne et misérable sort que lui font, depuis deux ans,
la délétère ambition et la non moins délétère
duperie des partis et des badauds.

Sur 353 000 électeurs inscrits dans le département de
la Seine, 260000 seulement ont pris part au vote du 10 mars dernier ; le
personnel de l’abstention a même été moins nombreux
à cette époque qu’aux élections antérieures.
Paris étant un foyer politique plus intense que les autres centres
électoraux et renfermant, par conséquent, moins d’indifférents
que la province  ; il est exact de dire que les pouvoirs politiques
se forment en dehors du concours de plus d’un tiers des citoyens du pays.
Or, c’est à ce tiers que je me rattache ; car là, on en conviendra,
il n’y a ni la peur qui vote sous prétexte de conserver, ni l’ambition
qui vote pour, conquérir, ni l’ignorance moutonnière qui
vote pour voter ; il y a là cette sérénitéphilosophique que puisent dans une conscience placide le travail utile,
la production non interrompue, le mérite obscur, le courage modeste.

Les partis ont qualifié de mauvais citoyens ces sages et graves
philosophes des intérêts matériels, qui ne se mêlaient
pas aux saturnales de l’intrigue ; les partis ont horreur de l’inertie
politique, métal sans pores sur lequel nulle domination ne peut
mordre. Il est temps de tenir compte de ces légionnaires de l’abstention,
car c’est dans eux que siège la démocratie ; c’est chez eux
que réside la liberté, si exclusivement, si absolument, que
cette liberté ne sera acquise à la nation que le jour oùle peuple entier imitera leur exemple.

Pour élucider la démonstration que je poursuis, j’ai deux
choses à examiner :

Premièrement, quel est l’objet du vote politique ? Secondement,
quel doit être inévitablement son résultat ?

Le vote politique a un double objet : l’un direct, l’autre indirect.
Le premier objet du vote politique est de constituer un pouvoir ; le deuxième,
c’est - le pouvoir une fois constitué, - de rendre les citoyens
libres et de réduire les charges qui pèsent sur eux ; c’est,
en outre, de leur faire justice.

Tel est, si je ne me trompe, l’objet avoué du vote politique,
quant à l’intérieur. L’extérieur n’est pas ici en
question. Déjà, donc, en allant voter et par le fait seul
de son vote, l’électeur avoue qu’il n’est pas libre et il adjuge
à celui qu’il nomme la faculté de l’en rendre ; il confesse
qu’il est grevé, et il admet que le pouvoir élu a la puissance
de le dégrever ; il déclare vouloir l’établissement
de la justice et il concède à son déléguétoute autorité pour le juger.

Fort bien. Mais reconnaître à un ou plusieurs hommes la
puissance
de me rendre libre, de me dégrever et de me juger, n’est-ce pas
placer, en dehors de moi, ma liberté, ma fortune, mon droit ? N’est-ce
pas admettre formellement que cet homme ou ces hommes qui peuvent me libérer,
me dégrever, me juger, non seulement restent maîtres de m’opprimer,
de me ruiner, de me mal juger, mais sont même dans l’impossibilitéde faire autrement, attendu, qu’étant substitués àtous mes droits, je n’ai plus de droits et qu’en protégeant le droit,
ils n’ont qu’à se protéger eux-mêmes ?

Si je demande quelque chose à quelqu’un, j’admets que ce quelqu’un
a ce que je lui demande ; il serait absurde que je fisse une pétition
pour obtenir ce qui serait en ma possession. Si j’avais l’usage de ma liberté,
de ma fortune, de mon droit, je n’irais pas les demander au pouvoir. Que,
si je les demande au pouvoir, c’est probablement parce qu’il en est possesseur,
et, s’il en est possesseur, je ne vois point quelles leçons il a
à recevoir de moi touchant l’emploi qu’il juge à propos d’en
faire.

Mais comment le pouvoir se trouve-t-il possesseur de ce qui m’appartient
 ? De qui le tient-il ? Le pouvoir, en prenant pour exemple celui qui est
devant nous, se compose de M. Bonaparte qui hier encore, était un
pauvre proscrit sans trop de liberté et sans plus d’argent que de
liberté.

De sept cent cinquante Jupiter-tonnants qui, vêtus comme tout
le monde et pas plus beaux certainement, parlaient il y a quelques mois,
avec nous et pas mieux que nous, j’ose le dire ; de sept à huit
ministres et de leurs dérivés dont, la plupart, avant de
tirer la queue du budget, tiraient celle du diable, avec au moins autant
d’opiniâtreté que le premier venu d’entre les écrivains
linéaires. Comment se fait-il que ces pauvres frères d’hier,
soient mes maîtres d’aujourd’hui ?

De qui ces Messieurs tiennent-ils, s’il vous plaît, le pouvoir
dans le sein duquel vous avez toute liberté, toute richesse, toute
justice ? À qui faut-il s’en prendre des persécutions, des
impositions et des iniquités dont nous gémissons tous ? Aux
votants, évidemment.

La Constituante qui a commencé à nous donner la danse
 ; M. Louis Bonaparte qui a continué l’instrumentation, et la législative
qui est venue renforcer l’orchestre, tout cela ne s’est pas fait tout seul.
Non, tout cela est le produit du vote. À ceux qui ont votéla responsabilité de ce qui s’est fait et de ce qui suit. Cette
responsabilité, nous ne l’acceptons pas, nous, démocrates
du travail et de l’abstention ; allez chercher ailleurs que chez nous la
solidarité des lois oppressives, des règlements inquisitoriaux,
des égorgements, des exécutions militaires, des incarcérations,
des transportations, des déportations, de la crise immense qui écrase
le pays. Allez, maniaques du gouvernement, frapper votre poitrine et vous
préparer au jugement de l’histoire ! Notre conscience est en paix.
C’est bien assez que, par un phénomène qui répugne
à toute logique, nous subissions un joug que vous seuls avez fabriqué ; c’est bien assez, qu’avec la vôtre, notre liberté se soit
enfuie ; c’est bien assez que vous ayez livré, avec ce qui vous
appartenait, ce qui ne vous appartenait pas, ce qui devrait être
inviolable et sacré la liberté et la fortune d’autrui.

Suite
Chapitre XI : Le droit d’aînesse et les lentilles du peuple français
Chapitre XII : Que ce qui fait naître n’est pas ce qui fait vivre les gouvernements
Chapitre XIII : Que démasquer la politique c’est la tuer
Conclusion